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L’enquête

Dans ces entreprises, les salariés fixent librement leur salaire

ENQUÊTE // Plusieurs entreprises en France ont décidé de laisser leurs collaborateurs choisir eux-mêmes leur salaire, avec plus ou moins de règles. Un cheminement difficile, où la transparence est de mise et la pression parfois grande.

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Les salariés définissent leur rémunération en transparence avec leurs collègues, qui peuvent les challenger s'ils ne sont pas d'accord. (iStock)

Par Camille Wong

Publié le 18 juin 2020 à 17:14Mis à jour le 23 juin 2020 à 15:10

C'est un tabou, dont il est bien difficile de se défaire en France. Un gros mot, presque : le salaire. Mais quand Sarah rejoint son entreprise en 2018, tous ces débats stériles ont disparu : c'est elle qui a choisi sa rémunération, de manière totalement transparente avec ses futurs collègues. « J'ai passé énormément d'entretiens, et quand j'indiquais mes prétentions salariales, on me culpabilisait en me disant que je demandais beaucoup. Chez Fasterize, je n'ai pas eu à subir ce moment inconfortable », confie cette responsable communication de 37 ans.

Dans cette petite start-up de douze employés qui accélère le temps de chargement des sites Web, chacun s'auto-évalue et se confronte à ses pairs. « On demande à tous de rédiger une lettre pour justifier de sa demande d'augmentation. Et les autres salariés peuvent challenger la demande s'ils trouvent qu'elle n'est pas justifiée », détaille Stéphane Rios, le CEO de Fasterize, qui, en 2017, a doublé son salaire, passant de 40.000 à 80.000 euros brut annuels. Avec la crise du coronavirus, il l'a récemment baissé de 20 %.

Reste que la médiane des salaires atteint aujourd'hui 65.460 euros, une progression de 45 % depuis que l'entreprise a lancé cette pratique cinq ans après sa création en 2011. Adepte de « l'entreprise libérée », Fasterize a rendu « libre » tout le reste : les horaires, les congés, le lieu de travail. Avec le salaire, c'est un peu la cerise sur le gâteau. « L'idée était de pousser cette liberté à son maximum et de dire : 'Vous êtes adulte, vous connaissez les chiffres de l'entreprise et les salaires de tout le monde. A vous maintenant, avec ces données, de décider de votre rémunération' », poursuit l'entrepreneur.

Une hyperresponsabilisation utile en ces temps de crise : cette année 2020, il n'y aura pas d'augmentation. « Quand l'entreprise va mal, personne ne va pas s'amuser à prendre de risque là-dessus. Ce n'était même pas un sujet en interne », assure le PDG.

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Grille anonymisée des salaires chez Fasterize. Trois salariés ont depuis été licenciés.

Grille anonymisée des salaires chez Fasterize. Trois salariés ont depuis été licenciés.DR

Le salaire libre ne date pas d'hier. Sa pratique a été popularisée en 1993 avec la sortie du livre « Maverick », écrit par Ricardo Semler, un entrepreneur. Il y vante un management différent, qui abolit les intermédiaires, fait la part belle à l'autogestion des salariés et consacre une page à la rémunération autonome. C'est ce chapitre qui a inspiré Gilles Satgé, dirigeant de Lucca, une société spécialisée dans les logiciels RH.

Son entreprise, créée en 2002, devenue une scale-up avec 11,8 millions de chiffre d'affaires en 2019, pratique depuis ses débuts le salaire libre. Enfin, presque. « En 2012, quand la société a dépassé quinze personnes, je me suis dégonflé. Lucca connaissait une baisse d'activité et j'ai eu peur que les salariés abusent du système », confie, d'entrée, l'entrepreneur. Quatre ans plus tard, la machine redémarre, à quelques changements près.

Ce sont désormais les salariés ayant plus de trois ans d'ancienneté dans l'entreprise qui peuvent décider de leur salaire, soit, en 2019, 42 personnes sur 200. Chaque salarié éligible doit passer un « grand oral », devant une dizaine de personnes de son équipe et exprime la rémunération qu'il souhaite.

Mais ce schéma n'a pas tenu sur la durée. Depuis peu, la réelle négociation se fait la veille, entre le collaborateur et le manager. Pas besoin de se confronter en public : le salarié vient avec une proposition auprès de son supérieur. Si ce dernier la trouve trop élevée, ils cherchent un compromis. Le « grand oral » est plus cosmétique qu'autre chose. « La règle, c'est la valeur de marché », explique Gilles Satgé. Et de préciser : « Si l'on devait te remplacer, combien ça nous coûterait ? »

« Accepter une perte de pouvoir »

Dans tous les cas, c'est toujours le salarié qui a le dernier mot. Le rapport de force s'inverse à la faveur du collaborateur. Cette pratique coûterait entre 4 % et 5 % de plus par an à Lucca, mais avec derrière des clés de fidélisation pour ses salariés. Et la crise ne semble pas avoir remis en question ce modèle, confirme le PDG, qui a néanmoins revu sa croissance à la baisse cette année, pour s'établir à 20 %.

L'équipe de Lucca, une scale-up spécialisée dans les logiciels pour les ressources humaines.

L'équipe de Lucca, une scale-up spécialisée dans les logiciels pour les ressources humaines.Lucca

« Quand on part sur un modèle de salaire libre, on redéfinit les règles de l'entreprise. Les dirigeants doivent accepter une perte de pouvoir. Il n'y a plus de confidentialité des données financières : on doit dire clairement quelle part on accorde aux investissements, aux charges et aux salaires », explique Olivier Albiez, cofondateur d'Azae, un cabinet de conseil en organisation. En somme, aujourd'hui, une entreprise fonctionne sur un modèle pyramidal, au sein duquel les décisions et, de fait, le pouvoir, sont détenus par la direction. « C'est un principe maître dans notre société : quand on est enfant, nos parents décident pour nous, à l'école, ce sont nos professeurs et dans l'entreprise, le patron », poursuit l'expert.

Eviter les écarts de salaire

Et il est vrai que le salaire libre connaît des résistances, en premier lieu en interne. Edgar Voyages, une entreprise familiale dans l'Aveyron lancée en 1996 avait commencé à amorcer sa mue, non sans difficultés. Dans un premier temps, il a fallu révéler les salaires de tous. « On a vécu un effet d'annonce assez difficile, qui a engendré beaucoup d'émotions. Tout le monde se comparait aux autres », se souvient Sébastien Carrié, le gérant. Cette transparence a mis le doigt sur des écarts « ostentatoires » de rémunération. Il a donc fallu augmenter certains et chercher des solutions pour les autres. En particulier un salarié avec un poste à responsabilité, qui au regard des autres collaborateurs, n'était pas « légitime dans son poste et sa rémunération ». Celui-ci est donc parti.

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Depuis, un groupement de salariés « du terrain » - entendez, des exécutants - redéfinit la grille des salaires de chacun des collaborateurs, une vingtaine au total. L'idée, comme à chaque fois : corréler le salaire aux résultats de l'entreprise. « Si l'on crée collectivement de la valeur, vous pouvez espérer voir progresser votre salaire. C'est la meilleure façon de faire adhérer les collaborateurs au projet de l'entreprise », poursuit Sébastien Carrié. Mais la crise du coronavirus est passée par là et Edgar Voyages, sans l'abandonner, a mis le projet en pause. Pour le groupe de salariés qui était chargé d'auditer et de décider collégialement les niveaux de salaire, la pression était tout de même forte. « Beaucoup d'entre eux ont été effrayés, cela leur donnait un pouvoir qui n'est pas évident à assumer », ajoute le gérant.

Une pression pour le salarié

C'est ce qui s'est passé pour Tristan, 34 ans, product manager chez Lucca. Dans l'entreprise depuis sept ans, c'est lui qui décide des salaires de ceux présents depuis moins de trois ans dans son équipe. « Un travail énorme, où l'on fait des relectures de grilles dans tous les sens. J'ai un manager dans mon équipe qui ne dormait pas très bien car il savait que tout sera public et qu'il n'a pas le droit à l'erreur », raconte ce jeune cadre.

Pour lui, ce qui compte, c'est la transparence des salaires, qui réduit les écarts et responsabilise, plus que la liberté de le fixer soi-même. « Je trouve cette formulation un peu marketing, tacle-t-il. Ce qui me dérange, c'est que ça privilégie les personnes capables de défendre leur bout de gras auprès de leur supérieur, et que ça pénalise les personnalités moins fortes. » Parfois, le jeune manager se retrouve face à des situations improbables, où il doit pousser un salarié à s'augmenter pour ne pas créer trop d'écart en interne. Chez Lucca, celui-ci n'est que de 4,1 entre le plus bas et le plus haut salaire. En comparaison, dans les groupes du CAC40, il est de 90 .

Même s'il la critique, Tristan, qui fait aussi partie du comité de direction, a personnellement bénéficié de la mesure, reconnaît-il. Cette année, le product manager s'est augmenté de 9.000 euros pour « s'ajuster au marché ». C'est plus que ce que voulait le PDG. Mais comme la règle est que le salarié a le dernier mot, Tristan jouit aujourd'hui d'une paye de 74.000 euros brut annuels. Reste que tout salarié ne cherche pas forcément à être un membre actif dans son entreprise, ni à prendre part aux décisions. « Certaines personnes sont dans une posture de petit soldat comme il y a des petits chefs », résume Sébastien Carrié. Une mesure qui, dans ce cas, peut vite rendre mal à l'aise ces salariés qui auront nécessairement du mal à s'épanouir.

Une assistante de direction payée comme un développeur

Là où la mise en place du salaire libre s'avère compliquée, c'est sur les hauts salaires de l'entreprise et le recrutement de « talents » en externe. Sur le premier aspect, le PDG donne la ligne directrice : « Je suis obligé d'être raisonnable sur mon salaire, de 150.000 euros annuels, pour contenir les hauts salaires au-dessous de moi qui, en contrepartie peuvent acheter des actions », dit Gilles Satgé de Lucca. Et quand il faut recruter les perles rares, certains sortent des clous et créent des « anomalies » dans les grilles de salaire. « Tout l'enjeu dans cette situation, c'est de bien gérer la communication en interne », poursuit Tristan.

Pour éviter ce type de crispation, des entreprises optent carrément pour un modèle plus communiste : le salaire unique dans l'entreprise, pour tous. Chez Code Lutin, une TPE spécialisée dans les logiciels libres, chacun des 19 salariés touche 2.400 euros brut par mois, du développeur à la commerciale, en passant par… l'assistante de direction. « Si l'on enlève notre assistante, l'entreprise ne fonctionnerait pas bien. Chaque personne ici apporte sa contribution, qui, à sa façon, la rend indispensable », explique simplement Yannick Martel, le codirigeant de la société.

Difficile généralisation

Du côté de l'intéressement, c'est pareil, tout le monde reçoit la même prime et tous sont actionnaires de la société. « L'année dernière a été une bonne année, ce qui nous a tous permis de doubler notre salaire, poursuit Yannick Martel. Notre fonctionnement nous a permis de survivre et de tenir durant les moments de crise. Le fait d'avoir des salaires plus bas, notamment du côté des développeurs, est une garantie pour ensuite augmenter tout le monde avec les bons résultats de l'entreprise. »

Ces pratiques restent malgré tout à la marge et la plupart des entreprises, françaises comme internationales, sont encore bien loin de mettre en place un salaire libre. « On commence tout juste à parler d'argent et à rendre le management moins étriqué », assure Olivier Albiez. Pour amorcer la révolution, ce coach agile mise sur la « contamination des idées progressives », portée notamment par la jeune génération.

Camille Wong

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