À New York, un célèbre tableau de Picasso du Guggenheim Museum pourrait-il être bientôt restitué aux héritiers d’un collectionneur juif ?

À New York, un célèbre tableau de Picasso du Guggenheim Museum pourrait-il être bientôt restitué aux héritiers d’un collectionneur juif ?
Une plainte contre le Guggenheim Museum à New York a été déposée vendredi dernier. ©Agathe Hakoun

Vendredi dernier, une plainte a été déposée contre le Guggenheim Museum à New York. Les héritiers d'un collectionneur juif allemand demandent la restitution de La Repasseuse, chef-d’œuvre de la période bleue de Pablo Picasso, exposé dans les salles de l'institution depuis 1978.

Elle brille parmi les Degas, Monet, Pissarro, Morisot et Van Gogh de la collection Thannhauser, présentée au Guggenheim Museum à New York (États-Unis). Chef-d’œuvre de la fin de la période bleue, La Repasseuse (1904) de Pablo Picasso fait aujourd’hui l’objet d’une affaire juridique entre la prestigieuse institution et les héritiers du collectionneur juif allemand Karl Adler (1872-1957), président du conseil d’administration du plus grand fabricant de cuir en Europe, ayant dû fuir l’Allemagne nazie avec sa femme Rosi Jacobi en 1938. Vendredi 20 janvier, l’arrière-petit-fils du couple, Thomas Bennigson, les autres héritiers et des organisations caritatives juives, ont déposé une plainte contre le musée devant la Cour suprême de Manhattan pour demander la restitution de l’œuvre d’art ou 100 à 200 millions de dollars de dommages et intérêts.

Un Picasso bradé à cause des persécutions nazies ?

Tout commence en 1916. Karl Adler acquiert La Repasseuse auprès du galeriste munichois Heinrich Thannhauser. En 1938, le collectionneur et sa femme souhaitent immigrer en Argentine et ont besoin d’argent pour payer leurs visas d’urgence et la Reichsfluchtsteuer (la taxe dite de « fuite » qui a empêché le départ de nombreuses familles juives) instituée par les nazis. Karl Adler vend le tableau avant son départ au fils de Heinrich Thannhauser, Justin Thannhauser, pour 1 552 dollars (environ 32 000 dollars aujourd’hui). D’après les descendants, ce prix aurait été largement inférieur à sa valeur marchande. « Thannhauser, principal marchand d’art de Picasso, devait savoir qu’il avait acheté ce tableau à un prix bradé », indique la plainte. D’après les plaignants, il aurait profité de la situation géopolitique pour acheter à vil prix des chefs-d’œuvre à des Juifs allemands qui fuyaient le pays.

Pour étayer cet argument, les héritiers précisent que le printemps suivant la vente de La Repasseuse, Justin Thannhauser a prêté le tableau au Stedelijk Museum d’Amsterdam qui l’a assuré pour 20 000 dollars. Même constat durant l’été 1939, où l’œuvre est exposée au MoMA de New York qui l’assure pour 25 000 dollars. Ainsi, selon les plaignants, Karl Adler et Rosi Jacobi n’auraient jamais vendu le tableau (et encore moins à ce prix) s’ils n’avaient pas eu le besoin urgent de fuir la menace nazie.

Justin Thannhauser (le troisième en partant de la gauche) photographié par Henri Manuel en 1938 avec le Syndicat des éditeurs d'art et négociants en tableaux modernes. ©Wikimedia Commons

Justin Thannhauser (le troisième en partant de la gauche) photographié par Henri Manuel en 1938 avec le Syndicat des éditeurs d’art et négociants en tableaux modernes. ©Wikimedia Commons

Des recherches sur la provenance de l’œuvre faites par le musée dans les années 1970

Évidemment le Guggenheim Museum n’est pas du même avis. « Le Guggenheim prend les questions de provenance et les demandes de restitution très au sérieux. » Dans un communiqué envoyé au média culturel anglophone « ArtNews », l’institution défend la légitimité de la provenance du tableau et affirme que la plainte des héritiers est « sans fondement ». Avant que La Repasseuse ne rejoigne ses collections (suite à un prêt prolongé et un legs de Justin Thannhauser), les administrateurs du musée auraient réalisé des recherches sur le passé du chef-d’œuvre de Picasso dans les années 1970. Ils auraient même contacté le fils de Karl Adler et Rosi Jacobi, Eric Adler, qui « n’a soulevé aucune inquiétude concernant le tableau ou sa vente », précise l’institution. D’autre part, le Guggenheim Museum rappelle que les Thannheuser étaient également juifs et qu’ils ont été tout autant soumis aux persécutions racistes. Au vu de ces recherches, la toile aurait été acquise en toute bonne foi et transparence lors d’une transaction équitable. Toutefois, si aujourd’hui les consciences s’éveillent, à l’époque, de nombreuses familles victimes de la Shoah souhaitent oublier ce chapitre douloureux de leur histoire et ne souhaitent pas revendiquer les tableaux dérobés par les nazis ou vendus sous la contraire.

En 2014, Thomas Bennigson commence sa propre enquête sur la provenance du tableau, aidé du cabinet d’avocats Rowland & Associates. En 2017, ils contactent le Guggenheim Museum et exigent, quatre ans plus tard, la restitution de l’œuvre en vertu de l’Holocaust Expropriated Art Recovery Act (HEAR Act). Instaurée en 2016, cette loi américaine permet aux victimes de la Shoah et leurs héritiers de demander la restitution des œuvres d’art vendues illégalement ou extorquées pendant l’Allemagne nazie, et cela dans les six années suivant la prise de conscience qu’ils ont un droit sur l’œuvre. À présent, la justice doit déterminer si les éléments réunis par les héritiers sont suffisants pour prouver que leurs aïeuls ont été contraints de vendre le tableau ou admettre que le tableau est à sa place sur la Cinquième Avenue.

Le Guggenheim Museum est situé sur la Cinquième Avenue à New York. ©Agathe Hakoun

Le Guggenheim Museum est situé sur la Cinquième Avenue à New York. ©Agathe Hakoun

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