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« L’avion décarboné est devenu notre projet le plus important »

Le directeur général, qui quittera ses fonctions le 1er janvier, fait l’état des lieux du motoriste et équipementier, de ses marchés et de ses nouveaux défis.

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Philippe Petitcolin, directeur général de Safran (Patric Lazic)
Publié le 4 déc. 2020 à 17:35
Philippe Petitcolin , Directeur général

Le cours de Safran est revenu à 20 % de son plus-haut historique. Comment l’expliquez-vous ? Comment avez-vous réagi face à la crise ?

La remontée du titre tient sans doute au fait que nous sommes parmi les rares sociétés du secteur à avoir publié des prévisions. Et nous allons tout faire pour les tenir. Nous avons gagné de l’argent, avec un Ebitda positif, tous les mois depuis avril. Les investisseurs voient le potentiel de la société, la solidité de notre modèle : nous investissons beaucoup au départ, puis nous délivrons dans la durée.

En ce qui concerne la crise, nous avons réagi très vite. Jusqu’à la mi-mars, l’activité était dans la lignée de 2019, la Chine avait un peu baissé mais sans plus. Puis, en quelques jours, tout s’est arrêté dans les activités de services et de rechange, et dans les quinze premiers jours d’avril nous nous sommes dit que nous allions dans le mur. Nous avons donc mis en place des réunions du Comex, deux fois par semaine, et une réunion quotidienne de crise. A chacune des réunions, deux questions : où en est-on de la crise sanitaire ? Quelles mesures allez-vous prendre dans les jours qui viennent pour baisser le point mort de l’entreprise ?

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Au début, nous avons mis en place du chômage partiel dans les pays où cela était possible et nous nous sommes substitués à l’Etat, comme au Mexique ou en Russie, où cette possibilité n’existe pas. Puis, au vu d’une crise qui s’annonçait longue, nous avons dû prendre des mesures de réduction d’effectifs.

Nous avons d’ores et déjà diminué de 20 % nos effectifs, essentiellement à l’international. Nous avons baissé notre point mort et renforcé la variabilité de nos coûts. Dès lors, lorsque l’activité repartira, le rapport coûts fixes sur coûts variables sera plus favorable pour l’entreprise. Tout le monde le dit, mais je pense que ce sera vraiment le cas pour nous : Safran sera plus fort au sortir de la crise.

Quelle est la situation sur vos marchés ? Quel est le scénario de reprise dans les services ?

Le trafic aérien a déjà redémarré en Asie. Le marché domestique chinois affiche environ 13.000 vols quotidiens, soit 95 % du niveau d’avant-crise, mais on n’est encore qu’à 35 % à l’international. L’Inde est à 65 % de son activité normale sur son marché domestique. Les services de maintenance pour nos moteurs CFM56 et les visites en atelier ne se sont jamais complètement arrêtés, mais cette année nous devrions atteindre 50 % de notre activité de 2019. En Europe, le trafic reste très bas, à moins de 40 % de la normale, tandis que les Etats-Unis sont remontés à 60 % des vols domestiques. Si l’arrivée des vaccins se confirme, la reprise pourrait se faire en trois étapes selon notre scénario : fin 2022, un retour du trafic au niveau de 2019 sur les routes domestiques, puis fin 2023, sur le segment régional et fin 2024, pour le trafic long-courrier.

Et pour la production des moteurs Leap ?

Il semble qu’Airbus ne devrait pas baisser la production des A320neo sous les 40 unités par mois et il est même possible qu’elle remonte à 47 par mois à partir du troisième trimestre 2021. La production du 737 MAX de Boeing devrait, elle aussi, repartir mais tout doucement. Les autorités américaines ont autorisé l’appareil à reprendre les airs, et le premier 737 MAX va être livré à United Airlines pour les fêtes de Noël. Mais le groupe doit gérer environ 450 avions produits et parqués, dont un certain nombre sans destinataire. Contractuellement, les clients peuvent refuser une livraison quand la commande a plus de douze mois de retard et certaines compagnies sont passées sous chapitre 11. C’est donc un double challenge pour Boeing, qui doit retrouver des clients et vendre à des prix acceptables. De notre côté, nous avons continué de livrer des moteurs Leap à Boeing au rythme d’environ 5-6 moteurs par semaine, supérieur à leur cadence d’assemblage d’environ dix avions par mois. Ils ont donc également des stocks de nos moteurs. Nous devrions produire 800 à 900 moteurs Leap l’an prochain, proche des 800 de cette année, pour un appareil industriel d’une capacité de 2.300 moteurs par an.

Quel est le scénario pour vos activités hors propulsion, équipements, aménagement de cabine, etc. ?

Les services devraient globalement reprendre assez rapidement, dans toutes les activités, si les compagnies revolent. A l’inverse, la situation devrait être plus variable pour la première monte. Les perspectives en berne du marché long-courriers pèseront, par exemple, sur les activités d’aménagement de cabine de nos activités d’intérieur. Si nous n’avons pas de troisième vague, je pense que les mesures prises devraient suffire.

Quel est l’état de la supply chain ? Le fonds aéronautique est-il suffisant et adapté ?

La supply chain est dans un état inquiétant et nous devons être prudents. Une centaine de sociétés sont à risque, nous les surveillons et si besoin, le fonds d’aides mis en place par les industriels, Airbus, Dassault Aviation, Safran et Thales, et l’Etat peut intervenir. Il y aura probablement une consolidation car la base est constituée d’un trop grand nombre de petites et moyennes et entreprises (PME) et peu d’entreprises de taille intermédiaire (ETI). Le fonds devrait suffire, même s’il y aura probablement des défaillances. Si c’était le cas chez une ETI, cela constituerait un vrai problème. En attendant, nous devons relancer doucement nos commandes auprès des sociétés situées en amont de la fabrication, telles que les forges et les fonderies, si nous voulons relancer le mouvement.

Justement, on vous prête un intérêt pour Aubert Duval, filiale d’Eramet. Qu’en est-il ?

Aubert Duval est un de nos fournisseurs de matériaux, mais, clairement, mon intérêt n’est pas d’intégrer verticalement la chaîne de production. Ce n’est pas un axe de développement de Safran. En revanche, nous ne sommes pas insensibles au futur d’Aubert Duval, qui est un fournisseur important pour nos moteurs. Sans compter que je n’imagine pas faire appel à un fournisseur étranger pour le moteur du futur avion de combat franco-allemand, comme c’est le cas pour nos moteurs Leap actuellement. Nous avons besoin d’une source en France, capable d’investir dans les matériaux les plus compétitifs. La performance d’un moteur est directement liée à sa vitesse de rotation, et donc à la capacité du degré de chauffe de ses matériaux. Le moteur pour le Rafale, le M88, dont la conception date des années 1980, affiche, par exemple, un déficit de plus de 100 degrés avec des moteurs plus récents.

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Y-a-t-il des leçons à tirer de cette crise pour l’industrie aéronautique européenne ?

Un élément à prendre en compte aujourd’hui, et de plus en plus, est justement la nécessité d’avoir une base européenne de fournisseurs. Un autre point à surveiller est lié à la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, à savoir la possibilité de continuer à commercer dans tous les domaines (achats, joint-ventures, etc.) avec la Chine. D’ailleurs, l’administration de l’aviation civile de Chine, la CAAC, n’a pas encore autorisé la reprise des vols du Boeing 737 MAX en Chine, contrairement aux autorités américaines et bientôt européennes.

Vous communiquez beaucoup sur la nécessité de décarboner l’aviation. L’industrie peut-elle y arriver ? Quel sera le rôle de Safran ?

Les questions ESG constituent un vrai mouvement de fond. Sur l’aviation bashing, nous avons été pris de court parce que l’industrie ne pensait pas être un gros pollueur, et elle est aussi vue comme une activité destinée aux riches. Dès lors, nous devons faire notre travail, en réduisant nos émissions de CO2, directes et indirectes, dans nos usines. Nous pouvons diminuer notre empreinte en achetant plus d’énergies renouvelables, par exemple. Ensuite, il nous faut agir sur les produits que nous développons, pour qu’ils soient le plus décarbonés possible. Nos moteurs Leap peuvent brûler jusqu’à 50 % de biocarburants. Aujourd’hui, l’aviation utilise moins de 1 % de biocarburant car c’est plus cher que du kérosène. L’aviation pourrait suivre l’automobile où l’éthanol est utilisé depuis longtemps. C’est techniquement possible et ces biocarburants sont disponibles, mais il faut une réglementation internationale, pour ne pas handicaper les transporteurs européens. La réflexion en cours porte sur l’utilisation de 10 % de biocarburant d’ici à 2035, mais on peut aller beaucoup plus vite.

Par ailleurs, Airbus travaille sur des avions zéro émission avec notamment une propulsion hydrogène. Pour une mise en service d’un nouvel avion en 2035, son développement doit être lancé en 2027 et ses caractéristiques avoir été déterminées en 2025. D’ici là, nous devons disposer d’un produit de rupture, capable de gagner 15 % à 20 % d’énergie par rapport à notre moteur Leap et brûler des carburants de substitution tels que du biocarburant, du fioul synthétique ou de l’hydrogène liquide. Nous restons ouverts à tous les choix, mais l’hydrogène est sûrement aujourd’hui le challenge le plus ambitieux. Nous dépensons 400 millions d’euros par an de recherche dans ce domaine, l’avion décarboné est devenu notre projet le plus important, et l’échéance est proche.

LA QUESTION QUI DÉRANGE

Le 1er janvier 2021 vous laisserez la main à Olivier Andriès. Quel bilan faites-vous de vos années à la tête de Safran ?Ces cinq années à la tête de Safran sont passées très vite. Mais d’un point de vue stratégique, nous avons tenu un bon rythme avec la cession de Morpho et le rachat de Zodiac Aerospace, des opérations que j’avais en tête dès l’origine et qui se sont bien déroulées. Safran est, en outre, devenu un groupe intégré, ce qui n’était pas le cas en 2015. Safran était un patchwork complexe, y compris pour les salariés qui nous rejoignaient, soit entre 8.000 et 10.000 personnes par an avant la crise. Aujourd’hui, le nom de Safran est connu et reconnu. Maintenant, je pense que la consolidation reprendra après la crise, et Safran doit y participer. J’ai évidemment quelques regrets comme le moteur Silvercrest, pour l’aviation d’affaires. Il est achevé mais en retard. Nous avons sans doute surestimé nos capacités à mener de front le développement de nos trois moteurs Leap et du Silvercrest. Enfin, pour la suite, en ce qui me concerne, cela dépendra des opportunités éventuelles.

Propos recueillis par Delphine Tillaux et François Monnier

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