Courbet et l’invention de la femme moderne : quand la vérité des corps fait scandale

Courbet et l’invention de la femme moderne : quand la vérité des corps fait scandale
Gustave Courbet, Le Sommeil ou Paresse et Luxure (détail), 1866, huile sur toile, 135 x 200 cm, Paris, musée du Petit Palais.

Beau parleur, sûr de son génie, Courbet, né le 10 juin 1819, révolutionna la peinture au milieu du XIXe siècle. Jusqu’à oser montrer une vraie femme en peinture. La bourgeoisie du Second Empire cria au scandale.

Le 26 juin 1995, vers midi, la grande nef du musée d’Orsay accueillait une cérémonie inhabituelle. Un tableau légendaire entrait officiellement dans les collections nationales françaises. Un tableau longtemps cru perdu puis, depuis qu’on l’avait su retrouvé, vu seulement de quelques rares privilégiés : L’Origine du monde de Courbet. Cette joyeuse entrée se déroulait en présence du ministre de la Culture. Le tableau était donc finalement accroché à la cimaise, non loin d’Un enterrement à Ornans et de L’Atelier du peintre, comme un chef-d’oeuvre de plus du maître. Le fauve était apprivoisé, comme tenu en laisse par son lourd cadre doré avec, au milieu, en guise de collier, le cartouche portant le nom du peintre, le titre et la date supposés de l’oeuvre.

Pruderies contemporaines

Une haie de journalistes, de cameramen et de photographes s’était formée, ménageant un passage pour que le ministre pût s’approcher de la « bête ». Celui-ci n’en fit rien et, sans avoir vu le tableau, préféra lire son discours depuis l’estrade dressée à une bonne vingtaine de mètres de l’oeuvre. Il était aussi, il est vrai, le maire d’une bourgade des Hautes-Pyrénées, connue dans le monde entier pour sa grotte miraculeuse et son pèlerinage.
Et voilà que l’entrée moussue de cette autre grotte peinte par Courbet en 1867 s’offrait soudain comme une des bouches de l’enfer ! Que le peintre ait eu pour atelier, rue Hautefeuille à Paris, l’ancienne chapelle d’un couvent de Prémontrés (à supposer que ce détail fût connu du ministre) ne changeait rien à l’affaire. Et l’on songea avec nostalgie à l’époque où la police intervenait dans les expositions d’art, décrochant les œuvres à scandale. On se demanda subitement s’il était bien raisonnable que des enfants, voire des ministres, que des innocents enfin soient confrontés à pareille crudité. Où finit l’art, où commence l’obscénité ?

Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, 1854-1855, huile sur toile, 359 x 598 cm, Paris, musée d’Orsay.

Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, 1854-1855, huile sur toile, 359 x 598 cm, Paris, musée d’Orsay.

La femme sans tête

Ce tableau qui, il y a 25 ans, faillit causer un séisme moral et politique dans une province française, trône aujourd’hui en bonne place au musée d’Orsay. Replacé dans cette perspective, il apparaît comme l’apothéose d’un art voué à l’expression de la vie dans ce qu’elle a de plus palpitant, de plus essentiel. S’il fait moins peur, il suscite toujours un vertige indéniable. Car il incarne à lui seul tout ce que l’art occidental nous avait toujours caché : le sexe des Vénus de Cranach, de Botticelli et de Raphaël, le sexe des Danaé de Corrège et de Titien, le sexe de la Bethsabée de Rembrandt, celui des friponnes de Fragonard, des Odalisques d’Ingres. Et, finalement, celui de l’impudente Olympia de Manet, qui désigne la zone interdite d’une main décidément appuyée.

Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866, huile sur toile, 46 x 55 cm (Paris, musée d’Orsay.

Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866, huile sur toile, 46 x 55 cm (Paris, musée d’Orsay.

Ce « portrait de femme bien difficile à décrire » (dixit Maxime du Camp, ami de Flaubert, pourfendeur de Courbet après la Commune), ce portrait sans tête, sans bras ni jambes, au sourire diagonal, surmonté d’une abondante toison brune, est la somptueuse profanation d’un secret gardé pendant des siècles. C’était la fin du « triangle des Bermudes » d’une tradition artistique plus que millénaire. Même les Grecs de l’Antiquité qui, sans sourciller, taillaient dans le marbre le sexe de l’homme, n’avaient pas montré celui de la femme. Le petit triangle glabre, légèrement bombé, dessiné par deux cuisses serrées, avait été la norme de représentation pendant un millénaire et quelques siècles.
Avec Courbet, une ère nouvelle s’annonçait. Désormais, tout serait possible, dans le domaine de l’art tout au moins. Affirmant très tôt sa volonté de rompre avec tous les codes artistiques en vigueur, Gustave Courbet (1819-1877) sait que « sa » révolution passera avant tout par le nu, pierre de touche de l’art occidental : « Le nu l’avait toujours préoccupé, écrit en 1882 le critique Jules Castagnary. Il avait toujours su que la chair est l’écueil du peintre, c’est là qu’on prouve que l’on est maître. »

Gustave Courbet, Les Baigneuses, 1853, huile sur toile, 227 x 197 cm (Montpellier, musée Fabre.

Gustave Courbet, Les Baigneuses, 1853, huile sur toile, 227 x 197 cm (Montpellier, musée Fabre.

Les Baigneuses : un pied-de-nez à la tradition du nu

En 1853, sûr de ses moyens, il tente un grand coup en envoyant au Salon Les Baigneuses et Les Lutteurs. Il a écrit à ses parents : « Je me suis décidé à ne faire que du nu pour l’exposition prochaine. » Car il se mêle une large part de stratégie publicitaire dans cette révolution esthétique… Le scandale est à la mesure de son attente : colossal ! À cause des Baigneuses bien sûr.
Chef-d’oeuvre d’un Courbet parvenu à la maturité de son art, le tableau déconcerte encore aujourd’hui. Tout d’abord, la femme vue de dos correspond encore moins aux critères de beauté de nos modernes Miss France qu’à ceux des divas plus en chair de l’Empire. Ces pieds sales, le bas avachi de la femme assise semblent contredire l’étonnant maniérisme des gestes. Cette dondon fait la gracieuse ! Derrière le régal de peinture, n’y a-t-il pas une part d’amphigouri ? Un pied-de-nez sans doute à toutes ces prétentieuses peintures de l’époque, avec leur sujet poétique, historique, mythologique, héroïque…

Alexandre Cabanel, La Naissance de Vénus, 1863, huile sur toile, 130 × 225 cm, musée d'Orsay

Alexandre Cabanel, La Naissance de Vénus, 1863, huile sur toile, 130 × 225 cm, musée d’Orsay

Si l’oeuvre conserve aujourd’hui une telle verdeur dans sa duplicité, imaginons comment elle put être perçue au début du Second Empire. Pilier central de la « grande peinture », le nu féminin tel qu’on l’enseigne alors est une recréation abstraite à partir de la statuaire gréco-romaine. L’observation du modèle vivant est corrigée par l’application de formules standard visant à couler des formes forcément imparfaites dans le moule de déesses impassibles qu’on ne connaît, la plupart du temps, que par des copies stéréotypées ou des moulages. Le « Beau », l’«Idéal » sont incarnés par ces créatures ni chair ni poisson que multiplient les Bouguereau, les Cabanel, les Baudry et leurs émules.

William Bouguereau, Baigneuse, 1864, huile sur toile, 166 × 103,5 cm, musée des beaux-arts de Gand

William Bouguereau, Baigneuse, 1864, huile sur toile, 166 × 103,5 cm, musée des beaux-arts de Gand

Scandales : quand les critiques s’offusquent

« Sale », « ignoble », tel fut le verdict de la majorité devant Les Baigneuses. Théophile Gautier donne le ton :« Watteau du laid »,« Vénus hottentote sortant de l’eau », « croupe monstrueuse et capitonnée de fossettes ». Mérimée voit « une vilaine femme avec sa bonne, qui prennent dans une mare un bain qui leur semble très nécessaire ». Delacroix lui-même, pourtant admirateur du talent vigoureux de son jeune confrère, ne comprend pas « l’idée » qui peut réunir « une grosse bourgeoise » et sa servante devant « une petite nappe d’eau qui ne semble pas assez profonde pour un bain de pied ».
Comparant le Flaubert de L’Éducation sentimentale au peintre, Barbey d’Aurevilly lance en 1869 : « C’est un robuste dans le genre du Courbet des Baigneuses, qui se lavent au ruisseau et le salissent ». Cette année-là, le groupe de Carpeaux, La Danse, où l’on peine aujourd’hui à voir la moindre obscénité, est maculé par le jet d’une bouteille d’encre. L’écrivain catholique Louis Veuillot éructe : « Carpeaux fait puer le marbre et Courbet fait puer le châssis ».

L’effet de réel ou le triomphe de la vie

Odeurs, laideur, saleté : l’art de Courbet est tout sauf aseptisé. Le chic, qui désigne une forme d’élégance, mais aussi, dans les ateliers, un art sans substance, n’est décidément pas son fort ! En 1876, le critique d’art Edmond Duranty se prenait à rêver : « Peut-être, quelque jour, la femme française vivante, au nez retroussé, délogera-t-elle la femme grecque en marbre, au nez droit, au menton épais, qui s’est encastrée dans vos cervelles ». Les nus de Courbet ont refusé de se couler dans le moule de « la femme grecque ».
Et lorsqu’en 1866 il pare d’un titre gracieux et acceptable, Vénus et Psyché, une toile mettant en scènes deux « femmes damnées », il ne trompe personne. Le tableau est refusé pour « immoralité ». Et l’artiste de s’engouffrer dans la brèche, criant au complot, accusant pêle-mêle les curés, l’impératrice.

Gustave Courbet, Le Rêve or Vénus et Psyché (oeuvre disparue), 1864, huile sur toile, 145 x 195 cm

Gustave Courbet, Le Rêve or Vénus et Psyché (oeuvre disparue), 1864, huile sur toile, 145 x 195 cm

Dans une très belle lettre, Jean-François Millet prend sa défense : « Il me semble bien difficilement admissible qu’un tableau de Courbet puisse être plus inconvenant que les tableaux de MM. Cabanel et Baudry vus au dernier Salon n’étaient indécents, car je n’ai rien vu qui me semble un appel plus réel ni plus direct aux passions des banquiers et des agents de change… J’admets qu’à égale intention d’indécence, le tableau de Courbet serait des trois le moins indécent pour la raison que ses femmes doivent être mille fois plus vivantes auprès des autres ». Mais finalement, c’est cette vie même qu’on lui reproche, comme on lui reproche les trognes de ses paysans d’Ornans, ou la gaucherie et l’élégance attifée de ses Demoiselles de village.
Même les photographies de Vallou de Villeneuve, qui montrent Henriette, modèle de Courbet, dans des postures similaires à celles des tableaux, semblent lisses, apprêtées, « jolies ». Contrairement à un préjugé qui se répand alors, l’effet de réel est ici du côté de l’art, non de la photographie. Au point qu’on se demande qui, du peintre et du photographe, a copié l’autre…

Déshabiller la femme

À cet attentat aux bonnes moeurs et au goût s’en ajoute un autre : la suggestion que ces nus ont été dépouillés de leurs vêtements. Comme les Baigneuses de 1853, comme la Baigneuse et l’admirable Femme à la vague du Metropolitan Museum, comme les deux beautés assoupies de Paresse et Luxure au Petit Palais, la Femme nue au chien et La Source du musée d’Orsay, et même les petits nus libertins destinés au huis-clos des cabinets d’amateurs, toutes ces femmes ne sont pas nées toutes nues, telle Vénus sortant de l’onde. Leur extraordinaire présence physique donne au spectateur le sentiment qu’elles viennent de quitter leurs vêtements. On s’attend à trouver ceux-ci posés en tas, non loin. Les seins, le ventre longtemps comprimés par le corset s’épanouissent langoureusement, les bras, les cuisses acceptent avec volupté la caresse de l’air et de la lumière. Courbet surprend la femme ordinaire dans une intimité, un négligé troublant, sinon toujours gracieux.

Gustave Courbet, La Femme à la vague, 1868, huile sur toile, 65,4 × 54 cm, Metropolitan Museum of Art à New York

Gustave Courbet, La Femme à la vague, 1868, huile sur toile, 65,4 × 54 cm, Metropolitan Museum of Art à New York

Or, jamais, dans l’histoire du costume, le corps de la femme n’a été enseveli sous tant d’épaisseurs d’étoffes différentes que sous le Second Empire. La crinoline, qui fait de celle qui la porte une montgolfière prête à larguer les amarres, marque le point culminant de cette folie couturière. Le corset amenuise drastiquement la taille, fait jaillir les seins, la robe amplifie les rondeurs des hanches et des fesses. Mais ces outrances, cette caricature de silhouette féminine sont aussi un rempart masquant le corps véritable. Entre les déités académiques et ces femmes transformées en montagne de draperies et de passementeries, Courbet propose une troisième voie : la femme déshabillée.
Des accessoires viennent parfois accentuer le trait. C’est ici une ceinture dégrafée, là un bas à demi descendu ou un collier défait, voire un jupon. Autant d’agaceries qui, dans la vie, n’ont pour témoins que la femme de chambre, le mari ou l’amant. Et ces plantes de pieds noircies par la vase du ruisseau ou la poussière du parquet ! On crie à l’outrage, mais on oublie que les nudités de Rembrandt qu’on admire au musée ou dans les gravures de la « Gazette des Beaux-Arts » sont poisseuses de crasse !

Gustave Courbet, Les Demoiselles des bords de la Seine, 1856-57, huile sur toile, 174 x 206 cm, Paris, musée du Petit Palais.

Gustave Courbet, Les Demoiselles des bords de la Seine, 1856-57, huile sur toile, 174 x 206 cm, Paris, musée du Petit Palais.

Le comble de l’indécence est peut-être atteint avec Les Demoiselles des bords de la Seine. Visiblement vannées, elles se vautrent en jupon. Un jupon ! Qu’une élégante laisse apercevoir sous sa robe le moindre centimètre de dentelle et c’est l’émeute parmi la gent en redingote noire et haut-de-forme. Alors un jupon complet, même en plein été, il ne peut s’agir que de prostitution ! Gautier dénonce ce que nous appellerions un nouveau coup médiatique, « un coup de tampon à tour de bras sur le tam-tam de la publicité pour faire retourner la foule inattentive ». Et ça marche ! Ces détails choquent une époque qui a érigé l’hypocrisie bourgeoise en véritable système des beaux-arts.

Nymphe des temps moderne

Courbet peint la femme avec la franchise de son désir. « Oui, semble-t-il dire, cette femme que vous voyez-là, cette baigneuse, cette nymphe des temps modernes ne batifolait pas toute nue dans un jardin d’Eden, parmi les fleurs et les papillons ; elle ne se prélassait pas sur les nuages d’une Olympe de théâtre. Elle a monté mon escalier en suant et en soufflant. Elle a quitté ses souliers, ôté sa robe, dégrafé son corset, elle a laissé tomber ses jupons et sa culotte, roulé ses bas… Son corps mûr comme une belle poire fondante a conservé quelques traces de la morsure de ces vêtements. Ses aisselles, son sexe que je vous laisse deviner ne sont pas épilés comme ceux des glaciales déesses que fabriquent ces messieurs de l’Institut. Mais c’est ainsi que je l’aime, belle jusque dans ces imperfections qui me prouvent qu’elle existe. »
Déshabiller la femme, c’est aussi lui rendre son sexe, même si, à une glorieuse exception près, celui-ci doit, pour le maintien de l’ordre public, rester caché. L’important est qu’à la vue des tableaux, on puisse imaginer que ces femmes en aient un. Et que ces femmes, comme le suppose le cinéaste Romain Goupil, qui consacre un film à Courbet (voir encadré), que ces femmes soient vues comme des amantes, comme des femmes qui ont enfanté ou enfanteront, comme des matrones (au sens propre) et non des objets de décoration, plus ou moins frelatés et édulcorés.

Gustave Courbet, Le Sommeil (Paresse et Luxure, 1866, huile sur toile, 135 x 200 cm (Paris, musée du Petit Palais.

Gustave Courbet, Le Sommeil (Paresse et Luxure, 1866, huile sur toile, 135 x 200 cm (Paris, musée du Petit Palais.

Réalisme : l’héritage des grands maîtres

Baudelaire qui détestait Courbet avait ainsi qualifié les nus de Rubens : « Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer/ Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse ». L’expression s’applique à merveille aux nus du maître d’Ornans. Ce gaillard aime la femme à pleines mains, il la veut grasse, abondante, solide, monumentale. C’est l’« oreiller de chair fraîche » où poser sa tête gourmande. Il veut peindre cette vie qui « afflue et s’agite sans cesse ». Il aime la déshabiller, en respirer les parfums. Et s’il se proclame avec éclat « réaliste », il n’est pas né de la dernière pluie. L’art n’est pas la réalité. Ces cuisses, ces dos, ces fesses, ces seins, ces visages endormis n’ont pas la mémoire courte. Ils ont connu Rembrandt, Rubens, Delacroix, Géricault.
Presque autodidacte en peinture, Courbet avait appris de ces grands maîtres le secret de la chair où se mêlent des blancs nacrés d’huître perlière, des roses tendres de fleurs fanées, des bleus d’ardoise, des rouges de sang. Et il avait osé déposer cette palette aux pieds de « ses » bonnes femmes ! C’était ça, le crime de Monsieur Courbet, peindre comme les grands maîtres d’autrefois la vie, la nature d’aujourd’hui.

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