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Enquête

Etat d'alerte sur la dépendance européenne au lithium

Avec la voiture électrique, les besoins du Vieux Continent vont exploser, créant une dépendance plus forte encore qu'avec le pétrole. Les projets miniers lancés seront insuffisants. Inquiet, Bruxelles veut créer des réserves stratégiques.

Le finlandais Keliber prépare le site minier de Syväjärvi, à 600 km au nord d'Helsinki. La production de lithium doit démarrer en 2024 et durer quatre ans, avant de basculer sur une autre mine à Rapasaari.
Le finlandais Keliber prépare le site minier de Syväjärvi, à 600 km au nord d'Helsinki. La production de lithium doit démarrer en 2024 et durer quatre ans, avant de basculer sur une autre mine à Rapasaari. (Keliber)

Par Emmanuel Grasland

Publié le 27 sept. 2022 à 05:30Mis à jour le 14 nov. 2022 à 17:22

Qu'y a-t-il de commun entre les belles collines de chênes et d'oliviers de l'Estrémadure, la riche vallée du Rhin, les plaines de Botnie dans l'ouest de la Finlande et les « monts métallifères » de la frontière germano-tchèque ? Ni les paysages ni le mode de vie. Mais bien plutôt la soif de l'« or blanc ».

Dans toutes ces régions, de petites sociétés s'activent dans l'espoir de produire un jour du lithium pour les batteries des véhicules électriques. Les capitaux sont souvent anglo-saxons, les calendriers ambitieux, les riverains vent debout.

« A ma connaissance, il existe aujourd'hui une vingtaine de projets de mines ou d'usine de conversion en lithium en Europe », explique Vincent Ledoux Pedailles, le directeur commercial de la start-up Vulcan Energy, spécialisée elle aussi dans le lithium.

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Le coeur de la vieille Europe

La Finlande a le projet le plus avancé. Fin juin, la société Keliber a obtenu les autorisations pour construire une usine chimique d'hydroxyde de lithium, alimentée par un petit site minier situé à 600 km au nord d'Helsinki. Rachetée au début de l'été par le géant sud-africain Sibanye-Stillwater, Keliber veut démarrer la production en 2024.

Mais le coeur de la vieille Europe intéresse aussi. En République tchèque, l'australien European Metals travaille sur un projet dans les anciennes mines d'étain de Cinovec, au nord de Prague. Le britannique Zinnwald Lithium fait de même côté allemand. En Autriche, l'australien European Lithium mise, lui, sur la mine de Wolfsberg, à 270 kilomètres de Vienne.

Intérieur de la mine de Cinovec, en République tchèque, où l'australien European Metals Holdings (EMH) travaille sur un projet d'exploitation de lithium.

Intérieur de la mine de Cinovec, en République tchèque, où l'australien European Metals Holdings (EMH) travaille sur un projet d'exploitation de lithium.Petr David Josek/AP/SIPA

A la frontière franco-allemande, c'est l'idée d'extraire du lithium des eaux géothermales du fossé rhénan qui domine. La start-up Vulcan Energy a signé des contrats avec Volkswagen, Stellantis et Renault et vise un volume de 50.000 tonnes d'hydroxyde de lithium par an en 2027.

Moins avancé, l'électricien allemand EnBW travaille aussi sur le sujet ainsi que les français Eramet et Electricité de Strasbourg . « Nous avons produit nos premiers 100 grammes de lithium en juin. Notre objectif est maintenant de passer du stade du laboratoire à un pilote sur site », explique Thomas Koelbel, responsable du projet chez EnBW.

En France, le groupe Imerys réfléchit à la possibilité d'extraire du lithium de son gisement de Beauvoir, dans l'Allier, où le kaolin est exploité depuis le XIXe siècle. Mais le groupe est très prudent. Au sud de l'Europe enfin, l'australien Infinity Lithium tente de faire avancer un projet minier à San Jose, en Estrémadure, tandis que le britannique Savannah Ressources fait de même dans le nord du Portugal, à Barroso.

Des raffineries de lithium

Les projets de raffineries se multiplient aussi. Le fabricant suédois de batteries Northvolt et le portugais Galp prévoient de construire au Portugal une usine de lithium capable d'équiper 700.000 véhicules par an à l'horizon 2026. Le négociant Trafigura en envisage une autre en Grande-Bretagne, avec la start-up Green Lithium, et le luxembourgeois Livista Energy étudie une implantation en Grande-Bretagne et une autre en Europe centrale.

« La décision sera prise en fin d'année. Les deux sites seront construits avec un an de décalage », explique Roland Getreide, le cofondateur de la société. Le canadien Rock Tech a lui déjà décidé d'installer son usine dans le land de Brandebourg, près de la frontière polonaise, tandis que le français Viridian Lithium bâtira la sienne à Lauterbourg, dans le Bas-Rhin.

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La demande va s'envoler

A quoi tient cette effervescence ? Les autorités européennes ont annoncé la disparition du moteur à combustion en 2035. D'ici à 2030, l'Europe aimerait réaliser 25 % de la production mondiale de batteries pour véhicules électriques contre 3 % en 2020. Près de 40 projets majeurs de méga-usines ont été annoncés sur le Vieux Continent. Une batterie de voiture électrique contenant en moyenne 10 kg de lithium selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), la demande européenne d'« or blanc » va s'envoler.

Les trois premiers pays producteurs de lithium, l'Australie, le Chili et la Chine, contrôlaient 90 % de la production de la planète en 2019 contre un peu plus de 40 % pour les trois premiers acteurs du pétrole (Etats-Unis, Arabie saoudite et Russie) et un peu moins de 50 % pour le gaz naturel (Russie, Etats-Unis et Iran).

D'après un récent rapport de l'université catholique de Louvain financé par l'association européenne des producteurs de métaux, la consommation de lithium du Vieux Continent devrait être de 100.000 à 300.000 tonnes en 2030, selon la rapidité de la transition écologique, contre à peine 23.000 en 2020.

En 2050, la demande devrait encore grimper pour atteindre entre 700.000 et 860.000 tonnes. De tous les métaux de la transition énergétique, le lithium est celui qui va connaître la plus forte croissance au niveau mondial, juge l'Agence internationale de l'énergie .

Une dépendance très forte

Aujourd'hui, l'Europe ne compte aucun site d'extraction de lithium de qualité batterie et aucune raffinerie. Située au Portugal, la production existante est uniquement destinée à l'industrie de la céramique et du verre. Sur un plan géopolitique, cette hausse très rapide de la consommation de lithium va entraîner une dépendance de l'Europe autrement plus forte que celle au gaz ou au pétrole.

L'Europe n'a pas vraiment réfléchi à l'approvisionnement des usines de batteries quand elle a imposé un virage rapide vers le véhicule électrique. Elle a pris une position politique sans avoir analysé dans le détail toutes ses conséquences.

UN INDUSTRIEL

D'après l'Agence internationale de l'énergie, les trois premiers pays producteurs de lithium, l'Australie, le Chili et la Chine, contrôlaient 90 % de la production de la planète en 2019 contre un peu plus de 40 % pour les trois premiers acteurs du pétrole (Etats-Unis, Arabie saoudite et Russie) et un peu moins de 50 % pour le gaz naturel (Russie, Etats-Unis et Iran).

Dans le raffinage du lithium, le poids de la Chine approche même les 60 %. « L'Europe n'a pas vraiment réfléchi à l'approvisionnement des usines de batteries quand elle a imposé un virage rapide vers le véhicule électrique. Elle a pris une position politique sans avoir analysé dans le détail toutes ses conséquences », soupire un industriel.

L'invasion de l'Ukraine et les mises en garde de l'Agence internationale de l'énergie ont fini par réveiller les consciences. Mi-septembre, Bruxelles a annoncé la constitution de « réserves stratégiques ». Le lithium et les terres rares « seront bientôt plus importants encore que le pétrole et le gaz », a affirmé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

L'impact des projets européens

Dans quelle proportion la dépendance de l'Europe peut-elle être réduite ? Il faut savoir que le continent n'est pas doté de gros filons de lithium. « Les gisements européens de lithium en roche sont de faible importance. Au Portugal par exemple, ce sont des groupements de filons étroits, au mieux d'une dizaine de mètres d'épaisseur. En Europe, le gisement serbe de la major Rio Tinto est le seul qui soit de classe mondiale », explique Christian Hocquard, géologue-économiste et coauteur du livre « Objectif lithium, réussir la transition énergétique » (avec Michel Jébrak aux éditions MultiMondes).

A l'exception de Rio Tinto qui s'intéresse à ce gisement baptisé Jadar depuis 2004, les géants miniers ne sont guère présents sur les petits marchés des métaux de la transition écologique.

Quant aux producteurs spécialisés de lithium comme Albemarle, SQM, Tianqi ou Livent, ils préfèrent investir dans les mines australiennes de lithium de roche, les gisements africains ou les salars d'Amérique latine, ces grands lacs salés situés en altitude, partiellement ou totalement asséchés. Adeptes des paris risqués, ce sont plutôt les juniors d'exploration minières qui ciblent la vieille Europe.

Quel pourrait être l'apport des projets miniers envisagés en Europe ? Selon l'université de Louvain, ceux-ci pourraient représenter une production potentielle de l'ordre de 130.000 tonnes en 2030 (exprimé en équivalent carbonate de lithium), la capacité de production des raffineries grimpant elle à 155.000 tonnes, grâce à l'ajout de minerais d'importation.

Des chiffres optimistes

Mais ces chiffres sont optimistes car ils prennent en compte le projet minier de Rio Tinto dans la vallée de Jadar (58.000 tonnes de carbonate de lithium prévues). Or celui-ci a été annulé par Belgrade à quelques mois de l'élection présidentielle, à la suite d'une opposition massive de la population locale.

En Espagne et au Portugal, les juniors d'exploration minières Infinity Lithium et Savannah Ressources font également face aux levées de boucliers de certains habitants qui s'inquiètent de l'impact écologique. Les projets ont pris du retard. L'an dernier, Infinity est passé d'une exploitation à ciel ouvert à une souterraine, sans pour autant réussir à convaincre les opposants au projet.

« Il y aura peu d'élus »

L'acceptation des projets miniers est meilleure dans le nord de l'Europe, où la densité de population est plus faible. Et puis un pays comme la Finlande a conservé une tradition minière, alors que celle-ci s'est largement perdue en France.

Quant aux projets axés sur un couplage entre géothermie et extraction de lithium, ils s'avèrent séduisants pour les groupes automobiles parce que sans impact CO2. Mais ils doivent encore démontrer leur viabilité à une échelle industrielle. Les quantités seront également limitées au regard des besoins.

Première explosion sur le site minier de Syväjärvi

Bilan des courses ? « Les projets des juniors minières en Europe sont certes intéressants, mais difficiles et de tailles réduites. Il y aura peu d'élus », estime Christian Hocquard, géologue et économiste. D'après Eramet, les projets en cours permettraient de répondre au mieux, à 15 à 20 % des besoins européens en 2030.

Les constructeurs automobiles devront encore longtemps sécuriser leur lithium auprès des producteurs chiliens ou argentins ou des usines chinoises qui fournissent de l'hydroxyde de lithium à partir des productions australiennes. Aux yeux de l'industrie automobile, l'Europe ne sera qu'un complément.

Une traversée du désert

En revanche, à partir de 2040, le recyclage des batteries pourrait commencer à être une solution. Compte tenu de la valeur du nickel, du cobalt et du lithium, cette approche pourrait être économiquement pertinente, estiment les industriels.

A contrario des téléphones mobiles où les couches de métaux rares sont surimposées les unes sur les autres, le tri s'avère techniquement jouable pour les batteries. « A terme, la capacité d'une raffinerie de lithium à s'intégrer dans une économie circulaire sera essentiel », estime Roland Getreide.

L'université de Louvain estime le potentiel de recyclage du lithium à 150.000 tonnes par an en 2040 (en équivalent carbonate de calcium) et à plus de 600.000 tonnes en 2050, à condition que l'industrie mette en place une filière assurant un taux de recyclage des batteries de 70 %. En attendant, l'Europe aura une traversée du désert à gérer.

Un marché difficilement prévisible

« Pour sécuriser son approvisionnement, l'Europe a besoin d'un fonds d'investissement pour aider les acteurs à prendre des participations minoritaires dans des sites de production de lithium en Amérique latine, en Afrique ou ailleurs », plaide Philippe Varin, auteur d'un récent rapport sur l'approvisionnement en matières premières minérales.

« A contrario du cuivre ou du nickel, la production mondiale de lithium est difficilement prévisible. La grande inconnue, c'est la montée en puissance des sites de production. » Doté d'un faible nombre d'acteurs, le marché n'est pas très flexible. L'augmentation de la production des salars notamment prend plus de temps que celle des mines.

De quoi inciter les géants de l'automobile à multiplier les contrats avec les cinq producteurs mondiaux alors que les prix ont bondi de 400 % en 2021. Et pousser des start-up de la mine à faire le pari de l'Europe.

VIDEO. De 1817 à nos jours, comment le Lithium est devenu indispensable

Emmanuel Grasland

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