Caravage : la révélation du réel

Caravage : la révélation du réel
Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610), Méduse, vers 1597, musée des Offices, Florence

Artiste de génie révélé par Roberto Longhi, Caravage fut le peintre des figures réalistes, des compositions au cadrage serré et des clairs-obscurs saisissants. La « formule » caravagesque fit de nombreux émules, de l’Italie aux écoles du Nord en passant par l’Espagne.

Un cavalier renversé, écrasé de lumière, frappé par une révélation qui jaillit au milieu des ténèbres… C’est La Conversion de saint Paul, peinte par Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Caravage, en 1604. Une oeuvre emblématique de la manière du peintre : sous une apparence naturaliste surgit la transcendance, qui éblouit jusqu’à l’aveuglement Saül et révèle au spectateur la présence divine. Cette peinture paradoxale, si appréciée aujourd’hui, n’a pas toujours recueilli le succès.

Trois siècles d’oubli

Passé l’engouement immédiat pour le travail du maître lombard au tout début du XVIIe siècle à Rome, la fortune critique de Caravage rend surtout compte d’une perception arbitraire de son oeuvre, et ce jusqu’au début du XXe siècle. Ses contemporains en sont en partie responsables, eux qui voyaient dans son usage outrancier du clair-obscur et dans sa dépendance au modèle les signes d’une faiblesse technique, de composition et d’idées. Il faut attendre trois siècles pour qu’un œil débarrassé du poids de la tradition se penche à nouveau sur l’oeuvre de Caravage – celui de Roberto Longhi. L’historien d’art réinvente alors notre regard sur le peintre, en identifiant ses sources dans la tradition lombarde naturaliste et en révélant l’influence des idées de la Contre-Réforme véhiculées à Milan – lieu de naissance de Caravage – sur la formation d’un style et le renouvellement d’une iconographie.

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Le Joueur de luth (détail), 1595-1596, huile sur toile, 94 x 119 cm © Saint-Pétersbourg, The State Hermitage Museum/P. Demidov

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Le Joueur de luth (détail), 1595-1596, huile sur toile, 94 x 119 cm © Saint-Pétersbourg, The State Hermitage Museum/P. Demidov

Brutalité et symbolique dans l’art du Caravage

Le caractère humain, quotidien, réaliste parfois jusqu’au trivial des tableaux religieux de Caravage – dont les modèles, souvent choisis parmi les marginaux et les prostituées, provoquent l’indignation de l’Église – reflète en vérité l’invitation contre-réformiste à considérer la réalité dans tous ses aspects, y compris les plus humbles. Ainsi, en rompant avec le principe d’idéalisation formulé par la Renaissance au profit d’une description sans fard de la réalité, en refusant la correction académique et son corollaire, le dessin préparatoire, Caravage s’empare de la peinture sans élaboration intellectuelle, avec une franchise confinant à la brutalité qui fera dire à Nicolas Poussin, apôtre de la convenance picturale : « Cet homme est venu tuer la peinture. »

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610),La Mort de la Vierge, 369 × 245 cm, 1605-1606. Musée du Louvre, Paris

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610),La Mort de la Vierge, 369 × 245 cm, 1605-1606. Musée du Louvre, Paris

Pourtant, loin de se complaire dans l’exhibition gratuite ou spectaculaire d’une réalité crue, la peinture de Caravage se veut avant tout révélation. À travers l’utilisation de puissants clairs-obscurs, le peintre arrache à l’obscurité des tranches de réalité profanes ou sacrées. La lumière y acquiert une dimension symbolique. Elle devient métaphore de la connaissance, instrument de l’édification du spectateur. Dès lors, Caravage en fait son moyen de composition privilégié. Dès 1594, avec le Garçon mordu par un lézard, le peintre plonge la scène dans un espace indéterminé, sans souci de décorum, en sculptant son personnage avec la lumière et en lui conférant ainsi un spectaculaire effet de présence, renforcé par un cadrage serré, à mi-corps.

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610), Garçon mordu par un lézard, 1594, huile sur toile, 65,8 x 52,3 cm, Fondazione Roberto Longhi

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610), Garçon mordu par un lézard, 1594, huile sur toile, 65,8 x 52,3 cm, Fondazione Roberto Longhi

Naissance d’une formule

La formule caravagesque se met en place. Paradoxalement, la radicalité de son approche la rend propice à l’imitation. Jusepe de Ribera, peintre espagnol passé par Rome et Naples, qui a largement contribué à la diffusion du style caravagesque en Espagne après 1616, a parfaitement intégré la leçon. En dépouillant au maximum sa composition jusqu’à en faire le dialogue silencieux entre un saint et le faisceau de lumière qui l’illumine, l’Espagnol s’exerce à la formule caravagesque en lui conservant toute sa force de persuasion originelle.

Jusepe de Ribera (1591-1652), Saint Thomas, vers 1612, huile sur toile, 126 x 97 cm, Fondazione Roberto Longhi

Jusepe de Ribera (1591-1652), Saint Thomas, vers 1612, huile sur toile, 126 x 97 cm, Fondazione Roberto Longhi

Mais au-delà de sa nouveauté formelle au fort caractère symbolique, le modèle caravagesque témoigne également d’innovations iconographiques, car autant dans les peintures profanes que dans les sujets sacrés, comme La Vocation de saint Matthieu (1600), Caravage se plaît à mêler les genres pour mieux actualiser l’histoire. Ainsi, une construction hybride superposant la peinture d’histoire à la peinture de genre, ou la peinture de genre à la nature morte, teinte d’un caractère contemporain la scène représentée: elle a lieu aujourd’hui, devant celui qui la regarde. Cette formule sera suivie tout au long de la première moitié du XVIIe siècle par plusieurs générations de peintres européens appartenant à différentes écoles de peinture, que l’histoire de l’art a pourtant regroupées sous l’étiquette commune de « caravagesques ».

Valentin de Boulogne, Judith avec la tête d'Holopherne, 1628-1629 © Toulouse, musée des Augustins/Bridgeman images

Valentin de Boulogne, Judith avec la tête d’Holopherne, 1628-1629 © Toulouse, musée des Augustins

La Manfrediana methodus

Pour la plupart d’entre eux, c’est le voyage à Rome et le contact direct avec les oeuvres du maître lombard qui furent à l’origine d’une conversion au naturalisme, aux gros plans spectaculaires et aux clairs-obscurs audacieux. Il en va ainsi d’artistes italiens comme Carlo Saraceni, Spadarino, Cecco del Caravaggio et Bartolomeo Manfredi. Ce dernier est celui qui a le plus contribué à la diffusion du style caravagesque en Europe, en l’adaptant aux exigences d’une peinture de collection selon des principes stylistiques et iconographiques que l’on a appelés, dès le XVIIe siècle, la « Manfrediana methodus ».

Bartolomeo Manfredi (1580-1622), Le Couronnement d’épines, vers 1615, huile sur toile, 157 x 235 cm, Le Mans, musée de Tessé

Bartolomeo Manfredi (1580-1622), Le Couronnement d’épines, vers 1615, huile sur toile, 157 x 235 cm, Le Mans, musée de Tessé

Cependant, tout en s’inspirant de la manière du maître, Manfredi s’en écarte d’une façon sensible. Sa version du Couronnement d’épines et celle de Caravage révèlent de fines différences dans leur traitement. Si, chez le maître lombard, la composition, très concentrée, met l’accent sur le contenu dramatique de la scène – la relation victime-bourreau –, chez Manfredi, la multiplication des personnages et l’intérêt, tout pictural, porté au coloris replacent la scène dans un registre plus narratif et, dans une certaine mesure, plus décoratif.

Les derniers feux du caravagisme

Loin de la sophistication d’un Manfredi, le naturalisme de Caravage rencontre de façon heureuse dans les écoles du Nord la tradition du paysage et le goût pour le détail. Si des peintres comme Abraham Bloemaert ou Gerrit Van Honthorst adoptent ponctuellement la formule du maître lombard, le Hollandais Matthias Stomer reste attaché durablement, tout au long de sa carrière, à la vulgate caravagesque en privilégiant les scènes nocturnes, les figures à mi-corps et « les visages de vieillards aux rides magnifiées par la lumière » (Axel Hémery). En témoigne sa Guérison de Tobit, peinte entre 1640 et 1649.

Matthias Stomer (vers 1600-après 1650), Guérison de Tobit, vers 1640-1649, huile sur toile, 155 x 207 cm, Fondazione Roberto Longhi

Matthias Stomer (vers 1600-après 1650), Guérison de Tobit, vers 1640-1649, huile sur toile, 155 x 207 cm, Fondazione Roberto Longhi

L’Italien Mattia Preti, particulièrement apprécié par Roberto Longhi qui possédait quelques-unes de ses toiles, incarne l’un des derniers souffles de la formule caravagesque : Suzanne et les vieillards, oeuvre de jeunesse, en reprend les clairs-obscurs et le cadrage serré. Mais le traitement de la jeune femme, lumineuse, charnelle, émouvante et mouvante, marque également le triomphe d’un baroque ayant intégré le caravagisme à sa grammaire plus consensuelle et flamboyante.

Mattia Preti (1613-1699), Suzanne et les vieillards, seconde moitié des années 1650, huile sur toile, 120 x 170 cm, Fondazione Roberto Longhi

Mattia Preti (1613-1699), Suzanne et les vieillards, seconde moitié des années 1650, huile sur toile, 120 x 170 cm, Fondazione Roberto Longhi

@ newsletters

La sélection expo
Chaque semaine découvrez nos expositions coup de cœur, nos décryptages exclusifs et toutes les infos pratiques.

S'inscrire à la newsletter
newsletters

Retrouvez toute la Connaissance des arts dans vos mails

Découvrir nos newsletters