Le mystère Brueghel l’Ancien : entre pittoresque et fantastique

Le mystère Brueghel l’Ancien : entre pittoresque et fantastique
Pieter Brueghel l'Ancien, Les Chasseurs dans la neige (détail), 1565, 117 cm x 162 cm, Kunsthistorisches Museum de Vienne ©Wikipedia Commons/Yelkrokoyade

Redécouvrez Pieter Brueghel, doyen d’une dynastie de peintres et graveur exceptionnel. Connu pour ses œuvres décrivant des scènes populaires pleines de fraîcheur et d’humanisme et ses grandioses paysages, l'artiste et sa vie demeurent pourtant un mystère.

Si le nom de Brueghel est célèbre aujourd’hui dans le monde entier, la biographie de Pieter Brueghel l’Ancien, fondateur de la dynastie, reste entourée de mystère. Vit-il le jour à Breugel, dans la région de Bréda en Brabant (actuels Pays-Bas), comme l’affirme le peintre et écrivain Karel Van Mander, dans son célèbre Schilder-Boeck (Livre de peinture) paru en 1604 ? L’hypothèse est plausible, quoiqu’un village du Limbourg, Brogel, proche de Brée (aujourd’hui en Belgique), dont le nom latin était également Breda, pourrait aussi prétendre à cet honneur. Dans ses Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (réédition de 1568), le peintre et historien Giorgio Vasari nomme le peintre « Pierre Brueghel de Bréda », puis « Pierre Brueghel d’Anvers, maître excellent ».
Quant à sa date de naissance, elle est tout aussi floue : les spécialistes la situent, par déduction, entre 1525 et 1530. Une date certaine vient jeter un peu de lumière dans cette obscurité : en 1551, il s’inscrit à la Guilde de Saint- Luc d’Anvers, comme l’atteste le registre conservé dans les archives. Son nom est alors orthographié « Brueghels », ce « » du génitif, « de Brueghel », pouvant aussi bien désigner le patronyme de son père que le nom de son village natal. Au XVIe siècle, en terre flamande comme ailleurs, l’état civil est loin d’être une science exacte… Une chose est sûre : c’est Pieter qui rendit glorieux le nom de Brueghel. La formation artistique du peintre pose d’autres questions. Fut-il, comme l’affirme Van Mander, l’élève de Pieter Coecke Van Aelst, « peintre ordinaire de l’empereur Charles V » (Charles Quint) et architecte anversois ? Les figures élégantes et maniérées de ce maître imprégné de l’art de la Renaissance italienne ont autorisé certains historiens à en douter. Mais n’est-ce pas le propre des grands artistes que de rompre avec le style de leur maître ?

Pieter Brueghel l’Ancien, Les Proverbes flamands, 1559, huile sur panneau de bois, 117 x 163 cm, Gemäldegalerie de Berlin ©Wikipedia Commons

Les sables mouvants de l’histoire de la peinture ancienne

Des liens réels unissaient Pieter Coecke et Brueghel, puisque ce dernier épousa sa fille, il est vrai des années après la mort du maître. On voit par ces quelques détails sur quels sables mouvants s’écrit l’histoire de la peinture ancienne. Une certitude consolide heureusement la biographie du jeune peintre : Pieter « s’en fut travailler chez Hieronymus Cock ». Éditeur et graveur qui diffusa par l’estampe des œuvres de Jérôme Bosch, ce dernier contribua peut-être à compléter la formation de Pieter, et on peut imaginer qu’il encouragea l’artiste à entreprendre lui-même, comme tant d’autres Flamands de l’époque, le voyage en Italie. Ce voyage qu’on situe vers 1553 révéla au futur peintre des paysages grandioses, de la vallée du Rhône aux Alpes et jusqu’au détroit de Messine (Brueghel rapporta également de grandes vues de Rome). Dessinés avec soin, ces paysages qui devaient plus tard acquérir une importance particulière dans ses tableaux furent gravés. L’estampe était alors le précieux relais de toute vraie notoriété artistique. Quant à la peinture, il semble que l’artiste ne l’aborda qu’à cette époque. Son premier tableau signé porte en effet la date de 1553. Un des rares événements marquants de la vie de Brueghel survint dix ans plus tard, en 1563, lorsqu’il épousa Mayken, la fille de Pieter Coecke, peintre elle aussi et résidant à Bruxelles avec sa mère. La conséquence de ce mariage fut l’installation du couple à Bruxelles. Selon Van Mander, cet éloignement d’Anvers était une exigence de la veuve Coecke, qui voulait ainsi séparer le peintre de sa servante maîtresse… De ce mariage naquirent à l’hiver 1564-1565 Pieter Brueghel le Jeune, dit Brueghel d’Enfer, puis, en 1568, Jan Brueghel l’Ancien, dit Brueghel de Velours, ainsi qu’une fille, Maria, dont on ne sait rien.

Pieter Brueghel l’Ancien, La Tour de Babel, 1563, huile sur panneau de chêne, 114 x 155 cm, Kunsthistorisches Museum de Vienne ©Wikipedia Commons

L’œuvre anversoise avait d’abord été marquée par l’influence de Bosch et sa vision satirique du monde, peuplée de monstres et de créatures diaboliques. Brueghel maîtrisait si bien cette manière que son dessin Les gros poissons mangent les petits fut gravé sous le nom de Jérôme Bosch en 1557, sans doute pour des raisons commerciales, le nom du maître de Bois-le-Duc étant alors beaucoup plus prestigieux que le sien. Cet univers fantastique est aussi celui d’autres dessins comme Les Péchés capitaux ou La Tentation de saint Antoine. Il transperce encore dans les premiers tableaux célèbres de l’artiste comme Les Proverbes flamands (1559). Dans ses grandes compositions à personnages multiples, brillamment mises en scène, le peintre abandonne sa première signature, Brueghel, pour désormais signer Bruegel. S’il ne fut sans doute pas l’humaniste qu’on a parfois décrit, Brueghel était un homme de culture. Ami du célèbre géographe Abraham Ortelius, il accéda lui-même à la notoriété à l’aube des années 1560. Lorsqu’il mourut en 1569, son œuvre déjà très recherchée prit encore de la valeur. En 1572, Dominicus Lampsonius faisait l’éloge de « ce nouveau Jérôme Bosch, […] capable d’imiter par le pinceau ou le crayon les rêves géniaux de son maître avec un art tel que parfois même il le surpasse ». Ses tableaux ornaient quelques-unes des plus grandes collections du temps, à commencer par celle de l’empereur Charles Quint. L’installation de Brueghel à Bruxelles coïncida avec sa maturité artistique. Les personnages en costumes villageois, les scènes populaires et pittoresques inspirées de la réalité transparaissaient déjà dans la série gravée des Vertus. Elles prennent définitivement le pas sur le fantastique. Van Mander écrit que Brueghel se mêlait volontiers aux fêtes et kermesses. Il y apparaissait vêtu en habits de paysan, pour le plaisir sans doute mais aussi pour l’étude. Ainsi vivait-il de l’intérieur les scènes qui inspirèrent ses plus belles œuvres, toujours empreintes d’une profonde humanité. Surnommé « Bruegel le Paysan » ou « Pieter le Drôle », il amusait ses contemporains par ses scènes populaires.

Pieter Brueghel l’Ancien, Les grands poissons mangent les petits,
1556, dessin à la plume et au pinceau, 21,6 x 30,7 cm, Albertina à Vienne ©Wikipedia Commons

Pieter le Drôle

Cette vision d’un Brueghel rieur perpétuée par la tradition a parfois obscurci la véritable portée de son œuvre qui dépasse de loin le simple divertissement. Ses tableaux inspirés de dictons et proverbes traduisent une certaine truculence, un sens aigu du pittoresque. Mais ceux-ci ne doivent pas faire oublier sa vision tragique de l’être humain. Situées dans des paysages grandioses, ses compositions où s’agitent de multiples personnages disent la vanité de l’existence. S’il donne à ses personnages une incomparable présence physique, le peintre ne cherche jamais à individualiser ses modèles. Avec un sens consommé de la synthèse, il campe des types pour peindre le drame de l’humanité. Son art ne compatit jamais ni ne s’apitoie. Cette impassibilité face à un destin inéluctable est sans doute le secret de la fascination que cette peinture continue d’exercer aujourd’hui. « Dans toutes ses œuvres, il y a toujours quelque chose à comprendre en plus de ce qui est peint », écrivait Ortelius.

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