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Couleurs, lignes et formes : Paul Klee en marge des avant-gardes

Couleurs, lignes et formes : Paul Klee en marge des avant-gardes
Paul Klee, Le Ballon Rouge, huile sur gaze apprêtée à la craie, montée sur panneau, 31,7 x 31,1 cm, Solomon R. Guggenheim Museum © Flickr - Gandalf's Gallery

Si Paul Klee s’est frotté à tous les mouvements avant-gardistes européens de la Première moitié du XXe siècle, il a toujours tenu à garder une distance critique avec leur dogmatisme. Une liberté conservée jusqu’à sa mort.

L’ œuvre de Paul Klee est si diverse que l’idée même d’une rétrospective fait sourire ; aucun musée français ne s’y est d’ailleurs risqué. L’artiste a cherché sans cesse à ouvrir de nouvelles pistes suivant un parcours sinueux : ses dernières toiles semblent parfois moins dégrossies que ses premières gravures. Il navigue de la musique, qui fut l’une de ses premières passions, au dessin et à la peinture, chacune de ces techniques venant nourrir l’autre. Klee a réalisé autour de 10000 œuvres, qu’il inventoriait lui-même en leur attribuant un titre, un numéro et un classement selon son degré de satisfaction. Les moyens les plus simples sont mis à profit et notamment le trait, qui habite toute son œuvre. Si ses premiers dessins sont faits sur le motif, ils deviennent progressivement, à partir de 1900, le support de sa vaste réflexion. Le format est souvent celui de la simple feuille de papier, plus adaptée au rythme nerveux de ses expérimentations que les grandes toiles. Il conjugue les principaux éléments picturaux comme le point, la ligne, la surface, la couleur, et écrit par exemple: « La lumière et les formes rationnelles sont en lutte, la lumière les met en branle, courbe les droites, ovalise les parallèles, trace des cercles dans les intervalles, rend actifs ces intervalles. D’où l’inépuisable variété » (Journal III, Munich, 1908).

Expérimentations à tout-va

Il couple ces recherches formelles avec des signaux élémentaires comme la flèche, la pendule, la balance. Il consigne régulièrement ses avancées, ses intentions, ses doutes incessants, notamment dans son Journal. Son approche, extrêmement mesurée, semble s’imposer plusieurs étapes : d’abord le dessin, puis la couleur, et enfin la peinture, de format de plus en plus grand. Chaque nouveau style résulte du croisement d’études sur le motif, d’expérimentations graphiques et de questionnements philosophiques. Il en résulte une vision unique et fulgurante de l’art, qu’il théorise régulièrement, par exemple dans sa célèbre conférence donnée à Iéna en 1924, « De l’art moderne ». Ses débuts, plutôt solitaires, s’inscrivent dans une veine satirique.

Paul Klee, Vue de Saint Germain, 1914, aquarelle sur papier, 22,8 x 28,2 cm, Columbus Museum of Art

Paul Klee, Vue de Saint Germain, 1914, aquarelle sur papier, 22,8 x 28,2 cm, Columbus Museum of Art

On peut rappeler son admiration pour les caricatures de Daumier, le style de Lyonel Feininger, qui ouvre la porte à la bande dessinée, et surtout Alfred Kubin, qui, le premier, l’encourage et le pousse à finir son illustration de Candide. Ses premières expositions, des eaux fortes qu’il nomme «peintures-dessins», ont lieu en 1910 en Suisse. Il rejoint ensuite en 1912 l’avant-garde européenne du groupe Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu) qui réunit, autour de Wassily Kandinsky, Franz Marc, Hans Arp, Marianne von Werefkin… Et en 1914, il fonde la Nouvelle sécession de Munich avec Kandinsky, Alexej von Jawlensky et Gabriele Münter. Ces mouvements proclament le retour aux racines de l’expression artistique et l’ouverture à toute forme d’art: primitif, naïf, anti-naturaliste ou non figuratif. Klee, l’un des premiers, puise sans réserve dans l’art des enfants et celui des fous, y trouvant une force perturbatrice.

Simplifier la réalité

Bien que ces contacts le marquent, il garde toujours une distance poétique : la composition des scènes, les figures représentées et même les accords chromatiques sont empreints d’humour et de tendresse. Là où les autres peintres semblent portés par le souffle de l’avant-garde à repenser la forme et l’espace, Klee compose des scénettes où le sujet, souvent grotesque, méditatif ou fantastique, semble prendre le pas sur la recherche esthétique. Les titres ajoutent des pistes d’interprétation, tour à tour ironiques, poétiques ou mélancoliques. Comme le remarque Pierre Boulez, il pose simultanément le principe et la transgression du principe. Il se rend à Paris en 1912 où il voit, dans la galerie de Wilhelm Uhde, les œuvres de Henri Rousseau, Georges Braque, Pablo Picasso et Maurice de Vlaminck. Il se nourrit du cubisme, mais en rejette la dimension destructive.

Paul Klee, Paysage avec des oiseaux jaunes, 1923, aquarelle sur fond noir © Wikimedia Commons - serenazmb

Paul Klee, Paysage avec des oiseaux jaunes, 1923, aquarelle sur fond noir © Wikimedia Commons – serenazmb

Théoriser et peindre encore plus

La théorisation s’affirme au cours de la Première Guerre mondiale. Son Journal comporte nombre d’aphorismes sur la genèse de l’œuvre, l’abstraction et la polyphonie picturale. En 1920, invité à enseigner au Bauhaus, école ouverte aussi bien aux techniques qu’à l’art, il assure tour à tour divers enseignements : cours de composition, atelier de reliure, orfèvrerie, peinture sur verre. Il explique, en 1912, dans un article de la revue Alpen : « La pensée cubiste de la forme consiste principalement à réduire toutes les proportions et à en venir à des formes de projection primitives telles que le triangle, le cercle et le carré […]. Le ridicule semblait inévitable. » Il laisse en réserve le papier sous les élastiques de ses carnets pour rappeler la matérialité de la feuille, comme dans Saint-Germain près de Tunis, vers l’intérieur du pays (1914). Il devient surtout proche de Robert Delaunay, l’initiateur de l’orphisme, avec lequel il instaure un dialogue sur la couleur, son pouvoir expressif et constructif. L’aquarelle (Lustig?) Lachende Gothik [(Drôle ?) Gothique joyeux] de 1915 semble un commentaire enjoué de la menaçante série Saint-Séverin de Delaunay. Il détache graduellement la couleur de la réalité, ce qui le mène à l’abstraction. En 1915, il cesse définitivement de dessiner d’après nature et simplifie les éléments de la réalité, les extrait de leur contingence pour mieux mettre en valeur les rapports plastiques.

Entre les années 1920 et 1931, il réalise près de la moitié de son travail artistique, de simples illustrations de ses cours se transformant parfois en œuvres. Mais il prend rapidement ses distances avec la didactique rigoureuse du Bauhaus, en partie inspirée du mouvement De Stijl et du constructivisme. Pour Klee, la création doit s’inspirer de la nature et il invente une sorte de « constructivisme biologique ». Ainsi, pour faire un portrait, il analyse toutes les composantes, comme il l’explique dans son texte La Confession créatrice (en 1920) : « Un homme dort; la circulation du sang ; la respiration mesurée des poumons; le délicat fonctionnement des reins ; dans sa tête, un univers de rêves relatifs aux puissances du destin. Tout un monde de fonctions au travail, en communion active pour le repos. »

Un art incomparable

L’abstraction est alors de plus en plus présente, mais elle est sans cesse « désamorcée » par des signes, comme dans Paysage près de E. (1921). Elle devient aussi le support de scénettes bien incarnées, comme ce Funambule (1923), métaphore de sa propre position, nourrie des avancées de l’abstraction géométrique et pourtant toujours sur le fil du rasoir. S’il s’approprie la grille moderniste, il s’inspire de la nature pour la modifier: les lignes parallèles se juxtaposent et s’interpénètrent comme les nervures d’une feuille. Les grilles se superposent et changent d’échelle, comme s’il s’agissait de couches individualisées. La monotonie est contredite par des palettes multicolores, des intensités chromatiques variées et des tracés qui coulent. Klee, qui a du mal à s’investir à la fois dans son travail de professeur et dans sa création artistique, conserve durant ces années capitales une entière autonomie, tant au sein du Bauhaus qu’à l’égard des autres tendances de l’avant-garde européenne – même si, par exemple, il participe en 1925 à l’exposition parisienne du groupe Peinture surréaliste. En 1927, il ouvre enfin un « atelier libre de peinture » lui permettant de s’affranchir des règles du Bauhaus. Son art, composite, reste inassimilable.

Paul Klee, Seiltänzer (Le Funambule), 1923, estampe, 52 x 38 cm, Centre Pompidou © Wikimedia Commons

Paul Klee, Seiltänzer (Le Funambule), 1923, estampe, 52 x 38 cm, Centre Pompidou © Wikimedia Commons

La poésie avant tout

Chassé de l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf par l’arrivée des nazis et considéré comme dégénéré, Paul Klee retourne à Berne. Son style prend alors, après sa visite de la rétrospective Picasso à Zurich en 1932, un nouveau tournant. Les différentes périodes de « l’Espagnol », depuis le choc du cubisme, influencent régulièrement sa production. Nombre de thèmes et de traitements leur sont communs, comme les arlequins, la dislocation des personnages, l’asymétrie des visages, les yeux exorbités – même si chez Klee les traits sont plus doux et les formes moins éclatées. Après 1933, il se met aux grands formats, revient à la figure humaine, les lignes deviennent plus dessinées et courbes, comme dans la période surréaliste de Picasso. La série des Urchs, mot inventé par l’artiste pour désigner une sorte d’énorme bœuf dessiné volontairement de façon enfantine, rappelle de façon moqueuse les taureaux et le Minotaure de Picasso: la violence et le pathos font place à une placidité abêtie. Au drame de Picasso, Klee oppose une naïveté démonstrative. Lui, qui n’a cessé de s’approprier et de détourner les découvertes de ses contemporains, a apporté à une avant-garde préoccupée de formes et de sens une dissonance poétique inédite, et en cela essentielle.

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