Tel un troupeau d’oies blanches, les coiffes des villageoises découpent leurs silhouettes dodues sur le rouge intense du paysage. Un arbre tordu les sépare de deux lutteurs qui s’affrontent nu-pieds. La robe qui enveloppe leurs corps émaciés, la paire d’ailes collée au dos de celui qui semble devoir l’emporter signalent en eux deux singuliers paroissiens. À l’opposé, sur la gauche, une vache minuscule esquisse un pas gracieux. Cet extraordinaire objet de peinture a pour titre La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’Ange. Gauguin l’a peint en août-septembre 1888 lors de son second séjour à Pont-Aven. Fuir, là-bas, fuir…
La révélation bretonne
Né à Paris, Paul Gauguin (1848-1903) n’a cessé de rêver d’évasion. D’un séjour à Lima chez un grand-oncle de noble lignée, il a conservé des bribes de souvenirs étranges et fabuleux. Plus tard, pilotin dans la marine marchande, il a fait le tour du monde. En 1886, il effectue un premier séjour à Pont-Aven. La Bretagne, c’est une vie moins chère, des paysages austères et intacts, une terre de légende qui attire les artistes. « J’aime la Bretagne, écrit-il. J’y retrouve le sauvage, le primitif. » Après un séjour en Martinique en 1887, où sa palette s’est chargée de couleurs étincelantes, Gauguin est de retour à Pont-Aven l’année suivante.
La Vision après le sermon est le manifeste de son nouveau style. Rencontré en Bretagne, Émile Bernard l’a encouragé dans sa rupture avec les dernières bribes de l’impressionnisme. Avec Bretonnes dans la prairie, qui semble avoir précédé de peu La Vision, de concert avec Louis Anquetin, il a ouvert la voie de ce que l’on nommera synthétisme et cloisonnisme. Les émaux cloisonnés, l’imagerie populaire, le vitrail, l’estampe japonaise sont à la source de cette évolution. Gauguin traite désormais la couleur en aplats, cerne à son tour les figures d’un trait continu qui abolit la perspective. Alors que le primitivisme de Bernard garde les pieds sur terre, solide et prosaïque, Gauguin tend d’instinct vers la religion, le mystère, l’imagination.
Dans un paysage mental
Albert Aurier ne s’y trompe pas, qui consacre son long article de 1891 sur le symbolisme en peinture à la seule Vision après le sermon. « Aurier a fait de cette oeuvre l’icône du symbolisme, précise Isabelle Morin Loutrel, conservatrice au musée d’Orsay, co-commissaire de l’expositon « Au-delà des étoiles. Le paysage mystique » (2017). Gauguin peint d’un côté la réalité, de l’autre la vision de la lutte de Jacob avec l’Ange, située dans un paysage mental. La quête spirituelle passe par ce paysage rêvé. » Dans une lettre à Van Gogh, le peintre explique que « le paysage et la lutte n’existent que dans l’imagination des gens en prière par suite du sermon », d’où le contraste et les disproportions entre l’assemblée « nature » et la scène « non nature ».
Aurier décrit ainsi le tableau : « Loin, très loin, sur une fabuleuse colline dont le sol apparaît de vermillon rutilant, c’est la lutte biblique de Jacob avec l’Ange. Tandis que ces deux géants de légende, que l’éloignement transforme en pygmées, combattent leur formidable combat, des femmes regardent […]. Elles ont les attitudes respectueuses et les faces écarquillées des créatures simples écoutant d’extraordinaires contes […] ».
Tiré de la Genèse, le thème a souvent été traité par les artistes depuis l’époque médiévale. Gauguin se réfère sans doute à la grande peinture de Delacroix dans l’église Saint-Sulpice. Mais il se nourrit également des lutteurs de sumô dessinés par Hokusai et de choses vues en Bretagne. Lutte traditionnelle bretonne, le gouren lui a déjà inspiré une toile quelques mois plus tôt.
Le tableau de la discorde
Le tableau suscita un autre combat, une polémique plutôt. « Émile Bernard a reproché à Gauguin d’avoir imité le style et la composition de ses Bretonnes dans la prairie », explique Claire Bernardi, conservatrice au musée d’Orsay. « Plus il s’est éloigné du synthétisme, plus il a manifesté d’acrimonie envers Gauguin, revendiquant l’invention de ce style. Ne citant que La Vision après le sermon, l’article d’Aurier avait attisé sa colère. » Gauguin tenta d’offrir son tableau à l’église de Pont-Aven, puis à celle du village de Nizon où il le transporta. « J’ai fait un tableau pour une église, naturellement il a été refusé », résumait-il. Ses audaces, son mysticisme aux couleurs de feu étaient alors, « naturellement », inacceptables. Surtout dans une église…