Tolkien au Palais idéal du facteur Cheval : une exposition entre deux mondes

Pour cette exposition estivale au sujet on ne peut plus original, Frédéric Legros, commissaire et directeur du Palais idéal du Facteur Cheval, a choisi de proposer une plongée dans les univers graphiques et oniriques du facteur Cheval (1836-1924) et de J. R. R. Tolkien (1892-1973) en créant un dialogue imaginaire entre leurs deux œuvres. À travers plusieurs sources d'inspiration et thématiques fortes communes, l'événement esquisse une filiation imaginaire entre les deux créateurs de monde. Bien que l'écrivain britannique n'ait jamais visité le Palais idéal, Frédéric Gros voit dans une citation du Silmarillion un rapprochement évident avec l'histoire du facteur Cheval : « Pour les plus humbles comme pour les plus grands il est une œuvre qu'il ne leur est donné d'accomplir qu'une fois, et dans cette œuvre leur cœur se met tout entier. »

Si Tolkien et le facteur Cheval semblent venir de deux univers distincts, comment l'idée de « Fantaisies héroïques » est-elle venue germer dans la tête de Frédéric Legros ? Un soir, vers 18h-18h30, alors que les derniers visiteurs  commencent à partir, le directeur des lieux observe le palais et assiste à un phénomène féerique sur la façade Est : le soleil qui se couche à l'Ouest vient éclairer la terrasse sur laquelle se trouve « une sphère qui se nimbe alors de lumière, précise le communiqué de l'exposition. Ainsi, sur la façade orientale, par un jeu de perspective, se dessine un grand œil sans paupière à la pupille emplie de lumière. » À cet instant, cette surprenante apparition a rappelé immédiatement à Frédéric Legros l'œil de feu du Seigneur des Ténèbres, l'illustration de la couverture d’une édition des Deux Tours, deuxième volet du Seigneur des anneaux.

Si le facteur Cheval ne s'est pas inspiré de l'œil de Sauron pour créer cette perspective d'éclairage, il a toutefois emprunté certains éléments publiés dans Le Magasin Pittoresque (1833-1938), encyclopédie populaire illustrée partageant notamment des reproductions et des gravures d'œuvres, pour construire son palais. Ainsi, cet œil de lumière fait référence à la fois à la gravure du Coup d'œil du théâtre de Besançon (1847) de Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), publiée en 1859 dans Le Magasin Pittoresque, et au Singulier effet de lumière de la vallée de Luserne (1861) de Gustave Doré (1832-1883), paru dans le magazine la même. J. R. R. Tolkien et le facteur Cheval étant tous deux lecteurs du Magasin Pittoresque ce dernier est une de leurs références communes.

Si les talents de dessinateur de Tolkien ne sont plus à prouver depuis l'exposition « Tolkien, voyage en Terre du Milieu » à la Bibliothèque nationale de France (BnF) en 2019, l'institution met également en lumière ceux du facteur Cheval en présentant pour la première fois à Hauterives un prêt exceptionnel du Musée de la Poste à Paris : l'unique dessin préparatoire du palais réalisé en 1882 par son créateur sur six feuilles de papier juxtaposées, qu'il suit pendant 20 ans pour réaliser la façade Est de son « palais des fées ». « Quand j'ai eu accumulé suffisamment de pierres pour commencer, je me suis plongé dans le folio dans lequel j'avais rangé tous les bouts de papier sur lesquels j'avais dessiné, d'une façon un peu sommaire, toutes mes idées sur la construction du Palais, telles qu'elles m'étaient apparues, et résolus de bâtir les fondations. », confie le facteur Cheval au « Wide World Magazine » en 1919. Sur ce dessin, on retrouve les intentions du créateur : un grand arbre, les trois géants, la Source de vie, la Grotte de Saint Amédée, les Chimères... tout autant d'éléments phares qui composent aujourd'hui le monument.

Œuvres phares de l'exposition, quelques tapisseries de la tenture « Aubusson tisse Tolkien », prêts de la Cité internationale de la tapisserie, ont été sélectionnées par Frédéric Legros pour illustrer l'ouvrage de Tolkien et montrer des motifs iconographiques communs aux deux créateurs de monde, à l'instar du dragon Glaurund de la tapisserie Glorund sets forth to seek Turin (2019) et la chimère présente dans le palais, mais aussi des thématiques majeures comme la marche. Ainsi la tapisserie Mithrim, d'après l'aquarelle réalisée par Tolkien en 1927, évoque la distance parcourue par Frodo et Sam au cours de leur périple de la Comté vers le Mordor (2 170 km) comme le palais est le résultat des distances réalisées lors des tournées du facteur Cheval (40 km par jour).

« On dirait une tombe », murmurait Frodo dans le chapitre 4 de La Communauté de l’anneau, face aux runes de Daeron gravées sur la tombe de Balin dans les mines de la Moria. Camille Henrot a reproduit ces mêmes runes elfiques ou cirth en gingembre rouge séché pour sa série Est-il possible d'être révolutionnaire et d'aimer les fleurs ? . Disposées sur les murs de l'exposition, elles rappellent directement l'œuvre de Tolkien mais également une des fonctions du Palais idéal. Lors de sa construction, le facteur Cheval souhaitait faire de son temple un mausolée en ajoutant un tombeau égyptien avec la volonté d’y être enterré avec son épouse. Toutefois, cela lui a été refusé.

Si la petite exposition ne donne qu'un aperçu des vastes univers des deux créateurs de mondes, celle-ci a le mérite d'aiguiser les yeux des visiteurs sur le palais. En observant les gravures de Gustave Doré, les dessins préparatoires et l'œuvre foisonnante de Tolkien, les aficionados du facteur Cheval peuvent poser un regard nouveau sur le monument merveilleux. De même, l'exposition des trois superbes tapisseries monumentales d'Aubusson permettent aux fans des aventures littéraires de Tolkien et d'art textile de patienter encore un peu avant la future présentation de la tenture « Aubusson tisse Tolkien » dans les nouveaux espaces de la Cité internationale de la tapisserie.