La Dame de pique de Tchaïkovski, ou l’accomplissement implacable du destin

Avec La Dame de pique, Tchaïkovski donne à la nouvelle de Pouchkine une dimension romantique. L’histoire traite à la fois d’un attrait fantastique pour le jeu et d’un amour contrarié, avec son lot d’obsession, de folie, d’excès, de destruction et d’attirance inexorable vers la mort. Héritière de Mozart, la musique est un mélange d’éléments français et russes.

Tchaïkovski a d’abord hésité avant d’accepter La Dame de pique

La Dame de pique est en quelque sorte une affaire de famille : au cadet, Modest, le livret et à Piotr la musique. En 1887, le directeur des Théâtres Impériaux de Saint-Pétersbourg, Ivan Vsévolojski, passe commande au compositeur Nicolaï Klenovski d’une oeuvre d’après la nouvelle de Pouchkine. Il souhaite un opéra à la française, dans le style de Carmen.  Le livret est confié à un premier auteur, puis à un second, avant que Modest Tchaïkovski ne soit contacté, et accepte de travailler avec Klenovski. Mais en mars 1888, coup de théâtre : Klenovski se retire, laissant Modest seul. Aussitôt, ce dernier fait appel à son frère, qui a déjà mis en musique deux ouvrages inspirés de Pouchkine : Eugène Onéguine en 1879 et Mazeppa en 1884. L’idée semble le séduire, mais peut-être pas pour les bonnes raisons. Piotr vient en effet de connaitre un échec assez cuisant avec l’opéra L’Enchanteresse, créé le 1er novembre 1887.“J’étais, par esprit de vengeance, prêt à sauter sur n’importe quel sujet et furieux de ne pas être en train de composer, écrira-t-il par la suite. De fait, l’enthousiasme pour La Dame de Pique retombe vite, et son inspiration le porte vers la musique symphonique. Ce sera la Symphonie n° 5, dont il dirigera la création le 5 novembre 1888. Un an plus tard Vsévolojski relance l’idée de La Dame de pique. Cette fois Tchaïkovski s’engage fermement, mais en attendant il doit terminer l’écriture du ballet La Belle au bois dormantque lui a commandé Vsévolojski, et dont la générale a lieu le 2 janvier 1890 à Saint-Pétersbourg en présence du Tsar et de sa cour. L’accueil est mitigé, et la première ne connaîtra qu’un succès d’estime.

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C’est loin de la Russie que Tchaïkovski a écrit la partition de La Dame de pique

Tchaïkovski avait projeté de partir vers des cieux plus cléments afin de se consacrer exclusivement à l’écriture de La dame de pique. Ce sera l’Italie et la douceur de Florence, où il arrive le 30 janvier. Dès le lendemain il commence l’écriture de La Dame de pique. Tout au long de son séjour, Piotr va échanger de nombreuses lettres avec son frère. Il lui explique par exemple qu’il est installé dans “un appartement confortable et agréable, comme dans une petite ville russe de province.” Cet appartement lui offrant le calme et la tranquillité qu’il était venu chercher. L’emploi du temps de Tchaïkovski est précisément minuté. Il compose de 9 heures à midi et demi, puis déjeune et se promène dans la ville, avant de rentrer à son appartement et de reprendre l’écriture de 16 heures à 19 heures. “Six heures et demie de composition par jour ce n’est peut-être pas beaucoup, mais comme je ne m’interromps jamais dans mon travail, pas même une seconde, il progresse très vite.”écrit-il à son frère. Effectivement le travail progresse rapidement à tel point que la matière première, le livret en l’occurrence, est vite tarie. Parti avec le seul Acte I, il est vite obligé de rappeler Modest à ses obligations : “ Je me suis mis au travail avec beaucoup d’entrain et j’ai déjà beaucoup accompli. Si cela continue, je serai obligé de te demander les actes suivants.” Le compositeur n’hésite pas non plus à se montrer particulièrement franc : ” Ton livret est très bon, à part une chose, il est trop verbeux. S’il te plaît, sois aussi bref et laconique que possible. J’ai laissé tomber certaines choses. Les paroles sont parfois très bonnes, parfois un peu âpres, et parfois pas bonnes du tout. Mais dans l’ensemble on voit bien que tu apprécies la musique et ses exigences, ce qui est extrêmement important pour un librettiste.”

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Tchaïkovski s’identifie parfois à Hermann, le héros de La Dame de pique

Piotr devance parfois les envois de son frère, et il n’est pas rare qu‘il écrive lui-même certains passages avant de les expédier à Modest pour approbation, en lui expliquant toutefois que sa marge de manœuvre sera limitée dans la mesure où la musique est déjà composée ! Début mars il s’attaque aux dernières pages de l’opéra et raconte à Modeste : “J’ai versé des larmes amères à la mort d’Hermann. Ou bien je suis très fatigué, ou bien c’est vraiment bon.” Courant mars, la partition chant-piano est achevée. Piotr annonce la nouvelle à son frère, qui en retour s’exclame : ”Tout le monde est époustouflé par la nouvelle que tu as terminé l’opéra. C’est un véritable miracle ! Le décor a été commandé.” Le compositeur entame alors le travail d’orchestration, qu’il terminera en juin, de retour en Russie dans son manoir de Frolovskoïé, à Klin près de Moscou, là où il avait écrit la Symphonie n°5 et La Belle au bois dormant. Toujours au cours de ce mois de juin il organise une lecture de l’ouvrage, devant plusieurs invités : ” Ils sont ravis. Je dois dire que moi aussi j’aime cet opéra plus que tout, et parfois je suis obligé de m’arrêter de jouer parce que je suis tellement submergé par l’émotion que l’ai envie de pleurer !” écrit-il alors.

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La création de La Dame de pique a été un immense succès

Un mois avant la première, Modest fait part d’une demande de changement. “Tout le monde insiste pour que tu apportes une modification à ton opéra. On veut que tu embellisses la fin, après le suicide d’Hermann, pour rendre sa mort plus sentimentale. Qu’en penses-tu ?” La réponse de Piotr sera sans appel : “C’est hors de question !!!” Les répétitions se déroulent le mieux du monde. Tchaïkovski est aux anges. Un enthousiasme qu’il fait partager à sa belle-sœur dans une lettre écrite début décembre : “La production et les décors vont être opulents, l’interprétation excellente !” La première, le 19 décembre 1890 au Théâtre Mariinsky, est effectivement un immense succès que ne voit toutefois pas Madame von Meck. La richissime baronne, protectrice de Tchaïkovski, ne s’est pas déplacée. Il se dit qu’elle n’a pas apprécié le personnage de la vieille Comtesse dans lequel elle se serait reconnue. Certains affirmeront par la suite que la ressemblance n’était peut-être pas fortuite, alors que Madame von Meck avait annoncé quelques semaines plus tôt au compositeur qu’elle ne serait plus en mesure de lui verser la rente annuelle dont elle le gratifiait depuis plusieurs années.

 

Contrairement à Pouchkine, Tchaïkovsky fait de Hermann un héros romantique

Si les frères Tchaïkovski sont restés assez fidèles à la nouvelle de Pouchkine, ils ont toutefois apporté quelques changements significatifs. Chez Pouchkine, le héros Hermann est un officier cynique, sans pitié, que seul le secret des cartes détenu par la vieille Comtesse intéresse. Il séduit Lisa dans le seul but d’approcher la Comtesse. Dans l’opéra, Hermann est un héros romantique, épris du jeu et de Lisa, devenue au passage la petite-fille de la Comtesse et non plus sa demoiselle de compagnie. Le dénouement diffère également, puisque Hermann ne sombre plus dans la folie, mais se suicide après avoir perdu sa fortune aux cartes. Piotr et Modest ont également transposé l‘histoire à la fin du XVIIIe siècle, sous le règne de Catherine II, alors que le drame de Pouchkine se déroulait dans sa propre époque, c’est à dire au début du XIXe.

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À travers La Dame de pique, Tchaïkovski redit l’admiration qu’il vouait à Mozart

Cette transposition a permis à Tchaïkovski de composer certaines parties dans un style musical qu’il admirait par-dessus tout, celui de Mozart, auquel il avait rendu hommage en 1887 avec la Suite n°4 « Mozartiana ». “Par moments, il me semble que je vis au XVIIIe siècle, et qu’après Mozart il n’y a rien eu”, avait-il écrit un jour. C’est ainsi que l’Intermezzo “La bergère fidèle” de l’Acte II, comporte des citations du Concerto pour piano n°25 et de la Sérénade pour vents. La construction dramatique n’échappe pas à cette influence, et à l’instar de Don Giovanni, les moments de tension sont entrecoupés de scènes de divertissements. Autre similitude, Hermann défi un spectre, celui de la Comtesse dont il a provoqué la mort en l’effrayant, au moment où il voulait lui soutirer le secret des trois cartes, censées lui apporter la fortune. La passion pour cette période s’exprime aussi, lorsque la Comtesse se remémore son passé glorieux auprès de la marquise de Pompadour. Elle chante, en français, la romance de Laurette “ Je crains de lui parler la nuit” de l’opéra Richard Cœur de Lion de Grétry, créé en 1784.

L’air du Prince Eletsky (Ludovic Tézier)

 

 

Tchaïkovski a très vite pressenti que La Dame de pique serait “son” chef d’œuvre

Tchaïkovski n’a pas oublié, non plus, la consigne du directeur des Théâtres Impériaux de Saint-Pétersbourg, qui souhaitait un opéra « dans le style de Carmen ». En 1875, il avait été l’un des rares à prédire le succès futur du chef d’œuvre de Bizet, qui avait fait scandale à sa création à l’Opéra-Comique. Au début de l’Acte I, il a composé une marche militaire interprété par un chœur de garçons, qui rappelle le célébrissime “ Avec la garde montante”. C’est aussi en pensant à Carmen que Tchaïkovski a écrit l’air du jeu de cartes, chanté par Hermann dans le Finale de l’Acte III “Qu’est-ce que notre vie ? Un jeu !” Les deux opéras sont d’ailleurs ceux de l’accomplissement inéluctable et implacable du destin. Hermann, tout comme Carmen, sait dès le départ que la mort l’attend. À ces influences, Tchaïkovski mêle la musique russe, qu’elle soit populaire ou religieuse. Il s’inspire de chansons, de cantates, du Requiem orthodoxe ou encore d’un chœur de l’opéra Le Fils rival de Dimitri Bortnianski créé en 1787. De même, lorsque Catherine II arrive au bal à l’Acte II, le chœur entonne l’hymne “ Gloire à toi, Catherine.”, extrait d’une strophe de la polonaise avec chœur « Retentis, tonnerre de la victoire », écrite en 1791 par le compositeur russe Ossip Kozlowski, et qui a eu pendant de nombreuses années valeur d’hymne national.

Toujours à l’affiche aujourd’hui des opéras du monde entier, La Dame de pique est avec Eugène Onéguine l’autre chef d’œuvre et grand succès de Tchaïkovski, qui avait vu juste lorsqu’en mars 1890, depuis Florence, il écrivait à Modest : “ Ou je me trompe terriblement et sans aucune excuse, ou La Dame de pique est réellement mon chef-d’œuvre.”

 

Jean-Michel Dhuez

 

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