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Série

Discours à la loupe : Quand Emmanuel Faber, PDG de Danone, priait les diplômés d'HEC de « rendre le monde meilleur »

Les discours les plus marquants du XXIe siècle - Episode 1 // Emmanuel Faber, PDG de Danone, « Sans justice sociale, il n'y aura plus d'économie », prononcé en juin 2016 à HEC Paris. Un discours qui résonne tout particulièrement avec l'actualité du groupe alimentaire...

En juin 2016, Emmanuel Faber joue la carte de l'émotion pour inviter les étudiants à intégrer la justice sociale dans leur future carrière de dirigeant
En juin 2016, Emmanuel Faber joue la carte de l'émotion pour inviter les étudiants à intégrer la justice sociale dans leur future carrière de dirigeant (Sittler/Rea)

Par Adrien Rivierre (spécialiste de la prise de parole en public et de la mise en récit)

Publié le 7 juil. 2020 à 13:11Mis à jour le 7 juil. 2020 à 14:04

Le vendredi 26 juin 2020 restera une date à part dans l'histoire de Danone. Celui-ci est devenu le premier groupe coté de taille mondiale à adopter le statut juridique d'entreprise à mission tel qu'inscrit dans la Loi Pacte votée en 2019. Lors de l'Assemblée générale, les actionnaires ont décidé à 99,4% de suivre le chemin tracé par Emmanuel Faber : servir l'intérêt collectif à travers les activités de l'entreprise et, au-delà des impératifs financiers, remplir des objectifs sociaux et environnementaux. Cette vision est exactement celle que le PDG avait commencé à dessiner en juin 2016 dans un discours à HEC Paris qui avait fait sensation…

Pourquoi cette prise de parole est-elle historique ?

C'est une tradition. Chaque année, l'école de commerce HEC Paris offre à l'un de ses anciens élèves une tribune de 45 minutes pour inspirer les étudiants tout juste diplômés et leur transmettre quelques conseils. En juin 2016, Emmanuel Faber, alors en passe de devenir PDG du groupe Danone, est l'invité d'honneur de cette cérémonie. A la surprise générale, il ne prend la parole que 9 petites minutes durant lesquelles il partage un récit intime qui deviendra très vite viral. Plus de 500.000 vues en quelques jours.

A l'époque, sa prise de parole avait provoqué de nombreuses réactions tranchées et passionnées. Si certains applaudissaient le ton personnel et même intime, d'autres le critiquaient vivement. Rares, en tout cas, sont les patrons à l'époque à s'en prendre à la notion très libérale de « main invisible » d'Adam Smith et à prôner une « approche humaniste de l'entreprise ».

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Les points forts du discours

Peu de fois dans ma carrière j'ai eu des orateurs et oratrices capables de prendre la décision - et de s'y tenir le jour J - de parler moins longtemps que le temps qu'on leur offrait. Emmanuel Faber choisit ici de s'exprimer seulement 20% du temps que les organisateurs lui ont alloué ! Il est toujours plus difficile de s'exprimer en peu de mots car cela demande de choisir ses mots avec minutie.

Blaise Pascal affirmait : « Je vous écris une longue lettre parce que je n'ai pas le temps d'en écrire une courte. » Cet adage s'applique à merveille à la prise de parole en public ! Faire court permet à Emmanuel Faber de ne partager qu'une seule et unique idée, en l'espèce sa valeur cardinale : la justice sociale. Bien sûr, les 9 minutes renforcent également l'impact de la prise de parole qui loin d'être une démonstration d'un vieux sage venu s'exprimer devant de « petits jeunes », prend la forme d'un message inspirationnel.

La force de ce discours réside dans l'histoire personnelle contée par l'orateur. Le style adopté me fait penser à l'intervention réalisée en 2005 à l'Université de Stanford (dans un contexte similaire) par Steve Jobs, alors PDG d'Apple. Ce dernier affirmait « Aujourd'hui, je veux vous raconter trois histoires de ma vie. C'est tout. Pas grand-chose. Juste trois histoires ». De la même manière, Emmanuel Faber prévient : « Si vous attendez un discours de référence intellectuelle, vous allez être déçus. Qu'est-ce qui m'a le plus marqué pendant ces années que j'ai passé comme vous ici sur le campus [d'HEC Paris] ? J'ai décidé de vous parler de quelqu'un qui est né 20 ans avant [moi], 1965, à Grenoble. »

Et c'est ainsi que l'orateur commence le récit intime de la vie de son frère, « diagnostiqué avec une schizophrénie lourde »et décédé cinq ans plus tôt, qui permet à l'audience d'entrer en empathie avec lui et d'être émotionnellement engagée. Telle une fable de La Fontaine, l'histoire met parfaitement en lumière les leçons qu'Emmanuel Faber a apprises quand il s'occupait de son frère et qu'il est venu transmettre : les bienfaits de l'altérité ou, celle qui est la plus importante, « Sans justice sociale, il n'y aura plus d'économie ».

Emmanuel Faber a eu l'intelligence de construire et incarner son discours en fonction de son audience. Les premières choses auxquelles pense souvent un orateur pour convaincre sont très souvent ses propres idées. C'est une erreur ! Avant cette étape, l'orateur doit plutôt se demander qui il aura en face de lui. Ici, le PDG de Danone sait qu'il intervient devant de jeunes diplômés qui vont entrer sur le marché du travail. Dès lors, il s'adresse à eux comme un alter-ego puisqu'il a lui-même été sur les bancs d'HEC Paris et ainsi n'hésite pas à dire « mes amis ». Et bien sûr, tel un ami qui donnerait un conseil, sa conclusion se termine sous forme d'un appel à l'action et plus précisément d'une question métaphorique qui fait parfaitement écho à ce qu'il a développé auparavant : « Qui est votre frère ? »

Ce que nous pouvons en retenir

Emmanuel Faber souhaitait que son audience retienne cette idée de justice sociale. C'était son objectif principal. Pour y parvenir, il a fait le choix des émotions. Il aurait pu présenter les activités du groupe Danone, vanter les qualités d'un bon leader ou même dépeindre les avantages d'avoir fait une grande école de commerce comme HEC Paris, mais, en choisissant de s'exprimer en son nom propre et en révélant des éléments de sa vie privée, il parvient à créer une relation unique avec son audience. En vivant par procuration une histoire, nous ressentons des choses, nous nous projetons mentalement dans les situations décrites… autrement dit il parle à notre coeur plus qu'à notre raison.

Une telle prise de parole représente un véritable risque, peut-être plus particulièrement encore dans la culture française où un tel mode d'expression provoque toujours des réactions suspicieuses quant aux intentions poursuivies par l'orateur (rappelons néanmoins ici qu'Emmanuel Faber s'exprime face à une audience internationale comme le prouve d'ailleurs le fait qu'il alterne entre le français et l'anglais). Les émotions sont difficiles à manier et la prise de parole peut vite être taxée de larmoyante ou trop portée sur la pathos.

Que dit ce discours de notre époque ?

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Chacun d'entre nous, comme citoyen autant que comme travailleur, attend une parole de vérité, sincère et authentique de la part des dirigeants, qu'ils soient politiques ou à la tête d'entreprises. Pourtant, l'exercice est bien plus complexe qu'il n'y paraît. S'exprimer de façon personnelle en disant « je », requiert à la fois un important travail sur soi, la volonté de révéler une partie de sa vie, sans oublier une excellente maîtrise oratoire.

Si ce discours a fait l'objet de vives critiques, visibles dans les commentaires sur YouTube ou de la part de journalistes qui reprochaient à Emmanuel Faber de prôner de belles valeurs alors qu'il dirige une entreprise qui a par exemple été amenée à licencier des collaborateurs, il marque néanmoins une tentative rare de rompre avec les trop célèbres éléments de langage, souvent lisses et synonymes de langue de bois.

Ici, Emmanuel Faber reste fidèle à son intention de parler avec sincérité - quitte à ne pas plaire à tout le monde ! - en ne brossant pas les nouveaux diplômés dans le sens du poil et en insistant même sur les responsabilités qui reposent sur leurs épaules. Aujourd'hui, avec le recul des années, force est de constater que le PDG a gardé une certaine cohérence en faisant de Danone le premier groupe coté de taille mondiale à s'engager publiquement dans le combat pour l'intérêt général.

Série « Les discours les plus marquants du XXIe siècle »

Retrouvez mardi prochain le discours anti-raciste très offensif du lieutenant-général Jay Silveria, en 2017, devant les élèves de la Air Force Academy, suite à des insultes raciales prononcées en son sein.

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