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L’enquête

Pourquoi les médias traditionnels galèrent autant avec les millennials

C'est un fait, les millennials ne s'informent plus comme avant : les médias traditionnels sont délaissés au profit des réseaux sociaux. Entre déconnexion des journalistes et théories du complot, on a cherché à comprendre d'où venait ce désamour pour les journaux aussi bien papiers que télévisés.

C'est un fait, les millennials ne s'informent plus comme au bon vieux temps : les médias traditionnels sont délaissés au profit des réseaux sociaux.
C'est un fait, les millennials ne s'informent plus comme au bon vieux temps : les médias traditionnels sont délaissés au profit des réseaux sociaux. (iStock)

Par Léa Taieb

Publié le 15 oct. 2020 à 18:27Mis à jour le 20 oct. 2020 à 11:30

« Légitime de quoi ? Légitime pourquoi ? Parce que les présentateurs portent des costumes ? Parce qu'ils ont l'aval du pouvoir et le défendent ? » nous répond un internaute à la question « que pensez-vous des médias traditionnels, les considérez-vous légitimes ? », posée sur plusieurs groupes Facebook d'étudiants et jeunes actifs. Cet internaute n'est pas seul à penser ça, les réponses dans le même style sont légion : les médias seraient des chiens de garde, l'arrogance-même, les serviteurs du grand capital.

Chaque année, le baromètre de confiance dans les médias réalisé par Kantar pour La Croix évalue la défiance des Français envers les journalistes. Et chaque année, la défiance augmente. En janvier 2020, 50 % des jeunes déclarent s'intéresser faiblement à l'information contre 41 % de la population interrogée. Comment expliquer ce désintérêt pour l'actualité ? Pourquoi les médias sont-ils de lmoins en moins aimés par la jeunesse ?

Les millennials s'informent grâce aux réseaux sociaux

Un peu de contexte, d'abord. Oui, les millennials ne s'informent pas comme leurs aînés. Ils lisent moins, consultent pas ou peu les médias traditionnels, de type presse écrite et radio. D'après le Reuters Digital News Report 2020, sur 80.000 personnes interrogées (de 40 pays différents), 47 % des 18-34 ans s'orientent vers des contenus partagés sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram et désormais TikTok) puis vers la télévision (24 %). « Mais attention à ne pas opposer réseaux sociaux et sources d'informations professionnelles, prévient Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-8. Car les médias généralistes sont aussi présents sur les réseaux sociaux, c'est ainsi qu'ils partagent leur contenu ».

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« Ce qui change avec les réseaux sociaux, c'est l'horizontalité : on accède à l'information en même temps que l'on accède à d'autres types de contenu. La parole du journaliste n'est plus sacralisée, elle est aussi valable que celle d'une entreprise, d'un lobby ou d'un influenceur », analyse Jean-Marie Charon, sociologue spécialiste des médias et du journalisme.

Si les gens ne croient plus le pouvoir politique, alors ils cesseront de croire les médias censés transmettre le message du politique

Cyrille FrankDirecteur de l'Ecole Supérieur de Journalisme Pro de Paris

Ok, le journaliste n'a plus la même force de frappe. Mais, d'où vient le décalage entre les attentes du jeune public et les médias traditionnels ? Sachons qu'il ne serait pas nouveau. « Il trouverait son origine dans les années 70 avec la création de radios dédiées aux nouvelles générations », souligne Jean-Marie Charon. Les médias historiques n'étaient déjà plus capables de s'adapter à cette nouvelle demande.

En outre, selon le sociologue, le rejet pour les médias s'exacerbe au moment des crises. C'est arrivé en 1968, ce qui a entraîné la création de L'Humanité nouvelle et Libération en réaction au conservatisme dans la presse. C'est arrivé sous une autre forme en 2019 avec la crise des Gilets Jaunes. « On cesse alors de faire confiance aux journalistes perçus comme appartenant à l'élite et proche du pouvoir politique », poursuit-il.

Comment donc restaurer le dialogue ? « Difficile à dire. Car, si les gens ne croient plus le pouvoir politique, alors ils cesseront de croire les médias censés transmettre le message du politique », estime Cyrille Frank, directeur de l'Ecole Supérieur de Journalisme Pro de Paris.

Le journaliste encore valorisé par l'élite

D'après ce responsable, seules les catégories sociales supérieures respectent encore la figure du journaliste. Mais du côté des milieux populaires, les journalistes sont associés à une caste composée essentiellement de personnes du même milieu social, qui pensent pareil. « Un vrai manque de diversité qui les empêche de s'adresser à un public plus large qu'eux-mêmes », regrette Mathieu Maire du Poset, directeur et cofondateur du Tank Media, un incubateur de médias. Il donne l'exemple des étudiants en écoles de journalisme disposant pour la majorité d'un capital social et culturel important et baignant pendant plusieurs années dans le même environnement, suivant les mêmes cours. « Et pour les quelques exceptions qui ne rentreraient pas dans le moule, le formatage semble inévitable ».

Incompréhension et théories complotistes

Pour les millennials issus de milieux plus modestes, accéder au contenu à valeur ajoutée des sites d'informations, désormais souvent payant, n'est pas toujours dans leurs moyens. Par manque de choix, ces jeunes se dirigent alors vers la gratuité : les créateurs de contenu et influenceurs dont la parole est plus ou moins informative, plus ou moins vérifiée. Des créateurs comme Hugo Décrypte et d'autres font un travail dont la qualité est reconnue par tous. Mais Internet laisse aussi la place à des créateurs plus discutables, allant jusqu'aux fake news et au complotisme, accentuant l'incompréhension face à la complexité du monde.

« L'être humain a besoin de comprendre donc il s'aide de raccourcis cognitifs », observe Cyrille Frank. Le complotisme a quelque chose de rassurant quand on ne comprend pas grand-chose. « Quand on veut se rebeller, on a le sentiment que tout le monde est un mouton et qu'on est seul à connaître le dessous des cartes », explique Aude Favre, journaliste sur sa chaîne YouTube WTFake, « spécialité débunkage de fake news » et présidente de l'association Fake Off. Et d'ajouter : « c'est à ces jeunes que j'ai envie de parler. C'est ceux qui baignent dans un monde de fake news, qu'il faut absolument armer ». D'après un article du Decodex , 16,1 % des internautes consultant des sites classés « peu fiables » ont entre 15 et 24 ans, légèrement surreprésentés quand on sait qu'ils constituent 11,8 % de la population française .

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Une offre qui parle aux seniors

Les médias ne doivent pas non plus échapper à leur autocritique. Si certains jeunes se détournent des médias d'information généraliste, c'est aussi parce que ces derniers n'ont pas du tout adapté leur offre. « Ces entreprises de presse sont dirigées par des personnes de plus en plus âgées et en rupture avec les nouvelles générations, en rupture avec le numérique », déplore le directeur et cofondateur du Tank Media. Et de poursuivre : « Ces médias oublient complètement les besoins du consommateur, ils pensent : c'est intéressant d'un point de vue éditorial donc ça vaut le coup ». Une stratégie qui semble avoir atteint ses limites.

Sophie Jehel montre aussi que la faible représentation voire l'invisibilisation de la jeunesse joue sur son désintérêt. « Comment recruter de nouveaux lecteurs, auditeurs, téléspectateurs si les jeunes sont à peine représentés ? S'ils ne peuvent pas s'identifier ? », se demande-t-elle.

Elle avance un autre argument : « dès qu'un sujet concerne les adolescents et jeunes adultes, - et c'est rare - ils sont très souvent dévalorisés ou décrits de façon stéréotypée. C'est encore pire pour la jeunesse populaire ». Jean-Marie Charon va plus loin et rend responsables les entreprises de presse du sentiment antijeune ressenti par les Français. « Ce qui me frappe, c'est à quel point la société dans laquelle nous vivons prend peu en compte les jeunes. Le complotisme, c'est un retour de bâton », observe-t-il.

En résumé, l'approche des médias reste axée sur l'offre et non sur la demande, ses attentes ou ses envies. Par conséquent, les journalistes ne reprennent ni les codes (le wording, le graphisme), ni les sujets de préoccupation (écologie, lutte antiraciste, féminisme…), ni les usages (consommation rapide de l'information sur smartphone, depuis les réseaux sociaux) de ce public jeune. En d'autres termes, les médias traditionnels sont dans l'incapacité de renouveler leur lectorat.

Le Monde, le média qui va là où sont les moins de 24 ans

Seul Le Monde parmi les grands quotidiens nationaux a décidé de diffuser du contenu sur TikTok, l'application la plus téléchargée en 2019 et dont 75 % des utilisateurs ont moins de 24 ans (1 milliard d'utilisateurs dont 6 millions en France). C'est en juin 2020 que le journal a sauté le pas après l'engagement de TikTok au moment du mouvement #blacklivesmatter. Il y a quatre ans, le journal s'était déjà lancé sur Snapchat avec une équipe de six personnes. Son but est clair : « aller toucher le public là où il se trouve et lui proposer une offre éditoriale adaptée à ses usages ; lutter contre les fausses informations qui se multiplient dans ce qui est le principal moyen d'information de ce public ; tenter d'établir un lien si difficile à nouer avec les jeunes lecteurs ».

Jean-Marie Charon en est convaincu, c'est en s'intéressant aux jeunes, en se posant des questions sur leurs pratiques, sur leurs usages que les médias pourront à nouveau les toucher. Preuve en est le compte Snapchat du Monde réunit plus de 1,4 million d'abonnés et près de 55.000 sur TikTok.

L'inadaptation des médias traditionnels à la jeunesse a profité à des entreprises comme Brut, Loopsider ou encore Konbini. « Ces médias ont tout compris en produisant des vidéos courtes, anglées, incarnées, avec un vrai propos journalistique. Ils sont complètement en phase avec les attentes des moins de 35 ans », explique Guillaume Benech, 20 ans, à la tête d'Odace Media, un cabinet de conseil spécialisé dans la communication par les usages digitaux des nouvelles générations (15-25).

Aujourd'hui, pour réconcilier millennials et médias traditionnels, une rédaction doit être capable de créer en plus de leur production d'articles classiques des espaces de discussion en fonction du public. Pour être schématique : créer de l'information sur TikTok à destination des millennials et conserver des longs formats papier et web pour les plus âgés.

Transformer l'industrie de la presse de l'intérieur

Mais, pour que l'industrie des médias se transforme complètement, les écoles de journalisme doivent elles aussi se remettre en question. « Aujourd'hui, les étudiants fantasment le journalisme des années 90. Ils rêvent encore de devenir grand reporter alors qu'ils devraient plutôt se demander comment faire de l'info sur les réseaux sociaux », estime Mathieu Maire du Poset. Il s'agit désormais de former les étudiants à ces nouveaux usages, de les pousser à innover. Un processus déjà en cours, d'après Marie Christine Lipani, maîtresse de conférences et ex-directrice adjointe de l'Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA). « L'école devient progressivement un laboratoire d'innovation pédagogique qui met à l'honneur d'autres formes de journalisme, comme le data journalisme », assure-t-elle.

C'est le moment d'ouvrir nos rédactions, d'inclure le jeune public dans la création de l'information

Aude FavreJournaliste sur la chaîne YouTube WTFake

Malgré ces efforts, les écoles de journalisme ont encore du mal à accueillir la diversité, le profil des étudiants étant toujours plus ou moins le même. Comment créer plus de mixité sociale ? En revoyant le sacro-saint concours ? En 2012, Marie Christine Lipani dans son ouvrage « Les médias au défi de la jeunesse : faire place aux jeunes » conseillait de développer les formations en alternance pour diversifier l'origine sociale des étudiants.

Il faut montrer le quotidien des artisans de l'info

Aujourd'hui, l'urgence est de restaurer la confiance du public. Pour ce faire, Aude Favre invite les journalistes à montrer les difficultés du métier, à faire une sorte de making-of de leur quotidien. « C'est le moment d'ouvrir nos rédactions, d'inclure le jeune public dans la création de l'information », explique-t-elle. Elle monte d'ailleurs une rédaction collaborative, une communauté de citoyens engagée dans la lutte contre les fake news, prête à mener des enquêtes ultra-pointues. « Je pense que c'est ça l'avenir », affirme-t-elle, optimiste. Et d'ajouter : « il faut arrêter de faire la course à la dernière information mais tout faire pour impliquer les gens dans notre travail, tout faire pour devenir des médias collaboratifs ».

Léa Taieb

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