Les Hommes de l'année 2022

Kameto, King of Twitch

Chef de rang d’une guerre de pixels, CEO de la structure montante d'esport Karmine Corp et streamer emblématique de Twitch, Kamel “Kameto” Kebir est l'homme qui règne en main de maître sur internet. 
Kameto porte une veste Mango et un tshirt perso.
Kameto porte une veste Mango et un t-shirt perso.© Saskia Lawaks/GQ France

On ne compte plus les parents qui se désespèrent de voir leurs rejetons passer des heures entières scotchés devant leur PC. Pourtant, il faut savoir que derrière ces jeux vidéo, il y a des parcours personnels qui méritent qu’on s’y intéresse. Kameto en est l’exemple. Né dans la ville de Corbeil-Essonnes au milieu des années 90, Kamel Kébir de son vrai nom, est aujourd’hui une des figures emblématiques d’Internet. Le personnage complexe, donne à voir de nombreuses facettes. Sa carrière est du genre à faire pâlir d’envie les plus geeks d’entre nous. Il nous donne rendez-vous chez lui pour notre entretien. Excité à l’idée de pouvoir échanger avec lui, je fais ce qu’il ne faut jamais faire : arriver à l’avance. Ma maladresse me saute immédiatement à la figure : le jeune homme n’est pas tout à fait réveillé. Il ne manque pas de me rappeler, en ouvrant la porte, que j’ai une demi-heure d’avance. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un oiseau de nuit puisque c’est le soir que Kameto donne rendez-vous à son public sur Twitch (plateforme de streaming) de façon quasiment quotidienne. Si on sait à priori à quelle heure il commence à streamer, on ne sait jamais quand il va arrêter, et l’engouement peut nous faire tenir jusqu’au petit matin. En dépit de ce décalage horaire - ou peut-être grâce à lui - le jeune homme parvient à accrocher chaque fois des milliers d’internautes. Mais au fait, comment s’y prend-il concrètement pour drainer tous les soirs un public aussi large ? Entretien avec Kameto, Homme de l'année GQ 2022

Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faites concrètement ? 
C’est compliqué d’expliquer ce que je fais à quelqu’un qui n’y connaît rien du tout. Si je me lance dans des explications, on va me prendre pour un fou [rires]. Pour dire les choses simplement, je joue et je passe de bons moments, et les gens qui m’accompagnent passent eux aussi de bons moments. 

Doudoune Moncler 2 1952. T-shirt et pantalon perso.© Saskia Lawaks/GQ France

On peut dire que vous avez une double casquette puisque vous êtes CEO (PDG) de votre structure d’esport Karmine Corp mais vous avez aussi en charge le côté “entertainment” avec les streams les soirs. À quel moment vous vous êtes dit que cela pouvait devenir un métier ? 
Depuis le début ! Dès que j’ai commencé à l’époque à regarder des compétitions en Corée du Sud sur Starcraft. Tu voyais des stades remplis, des commentateurs, une ambiance de fou. Forcément je savais que les gens allaient de plus en plus sur Internet. Je trouvais les compétitions impressionnantes et je me suis dit “pourquoi pas en France ?”. C’est quelque chose qui a bien évolué et on sera plus nombreux, dans les années à venir, à suivre ce genre d'événements.

Pour l’année 2022, c’est quoi votre plus beau souvenir ?
Il s’est passé des trucs de fou en 2022. Il y a eu la Pixel War, on a gagné les EU Masters sur League Of Legends, il y a eu le KCX 2 à Bercy, sur Rocket League on est parti au Championnat du Monde… Je dirai qu’en tant que streamer, le moment le plus fort a été la Pixel War parce que franchement c’était hallucinant. J’avais vraiment l’impression d’être en guerre. Dans un délire très marrant bien entendu : il y avait du contenu à foison, les gens étaient à fond pour mettre des pixels. Et en esport je dirai que c’est la victoire des EUM parce qu’on n’était pas parti favori et on a gagné.

A propos de la Pixel War, vous avez mobilisé une grosse partie des streamers français pour contrer l'Espagne. Après la victoire, vous avez eu les félicitations de plusieurs personnalités comme Thomas Pesquet ou Zinédine Zidane. En quoi était-ce important de représenter la France dans ce type d'événement ? 
Au début de la Pixel War je faisais mon truc dans mon coin avec la Kcorp. Puis les Espagnols sont venus, ils se sont regroupés à 10 et ils se sont dit qu’ils allaient détruire ce mec là – moi en l’occurence. Je savais qu’ils étaient jaloux [rires]. C’est au moment où la carte de r/place s’est agrandie, je me suis dit qu’on allait prendre une grande place et qu’on allait faire quelque chose qui représenterait la France à 100%. C’est ainsi que la vraie guerre a commencé. Là, il n’était plus question de Kameto : on représentait tout l’Internet français. Les gens étaient là, nuit et jour, pour mettre des pixels. On était beaucoup mieux organisé que les Espagnols. 

Vous vous attendiez à avoir autant de soutiens de la part des viewers et des streamers ? 
Au début j’ai été surpris. On a pu compter jusqu’à 400 000 personnes sur le stream. On était le premier stream au monde. Dans l’Internet français il n’y a pas d’heure, il n’y a pas de programme : on y va, un point c’est tout.

Doudoune Dolce & Gabbana.© Saskia Lawaks/GQ France

Est ce qu’il y a des personnes qui vous inspirent ? 
Moi c’est plus dans ma famille. C’est d’abord mon grand-père, mon père et tous les gens qui m’ont donné des conseils. Au début, je ne les écoutais pas forcément mais en fin de compte, ces conseils m’ont servi par la suite. Maintenant que j’ai grandi, ils résonnent dans ma tête. Quand je parle avec quelqu’un qui a plus d’expérience — peu importe ce qu’il fait — je vais l’écouter et voir ce qu’il a à dire parce que ça peut faire gagner du temps. En ce qui concerne mon métier, je regarde beaucoup ce qui se passe aux Etats-Unis, parfois en Espagne. Il y a de la place pour réaliser n’importe quel rêve sur Twitch. 

Vous parlez de la famille mais au départ le pari de devenir streamer n'était pas gagné d'avance, non ? 
Oui… à l’époque ce n’était pas la même chose qu'aujourd'hui. Maintenant, c’est plus facile pour les jeunes qui veulent faire quelque chose dans ce monde-là, car il y a désormais un grand nombre de métiers et de possibilités. Quand je me suis lancé, il ne devait pas y avoir plus de 15 français payés par l’esport ou par le stream dans le monde [rires]. Donc c’était compliqué d’aller dire à mes darons que j’allais en Angleterre pour streamer et que j’allais percer. Mon délire c’était Internet depuis le début et surtout l’esport. 

C’est quoi aujourd’hui votre quotidien ? 
Ça dépend des périodes d’esport. Pendant le mercato par exemple, il faut être souvent éveillé, prêt à avoir des appels à droite à gauche. En général, c’est réveil vers midi ou 13 heures car je coupe le live parfois très tard. Si j’ai des rendez-vous plus tôt c’est à moi de gérer, je m’adapte donc je coupe mon stream vers 2 heures du matin. Dans la journée, je suis plus concentré sur la Karmine Corp, le mercato. Parfois c’est même après mes streams que je m’y mets parce qu’on a des appels à l’international (Etats-Unis, Asie). Le soir, je lance mon stream sans trop prévoir ce que je vais faire. 

Les choses sont allées à vitesse éclair pour vous. Cela fait deux ans que votre structure de esport Karmine existe. Vous avez déjà remporté plusieurs trophées à l'échelle nationale et européenne. Comment l'avez-vous vécu ? 
Dès le début, quand on me demandait “Quel est mon objectif avec la Kcorp ?”, avant même qu’on ait gagné quoi que ce soit, je répondais que je voulais gagner les championnats du monde, en tout cas sur LOL [League of Legends, ndlr]. Maintenant je veux gagner les championnats du monde sur tous les jeux. En deux ans on est passé d’une structure de streamer français à une structure reconnue mondialement. Il y a un grand nombre de joueurs de l’esport qui veulent nous rejoindre parce qu’ils kiffent l’engouement qu’il y a autour. Ça nous facilite la vie. Ils veulent également venir parce qu’on traite bien les joueurs. On a une bonne réputation. L’argent c’est bien mais l’humain passe au-dessus : quand on veut se séparer d’un joueur ou quand un joueur veut partir, il faut que ce soit carré. Ce qui fait le succès de la structure c’est la gestion des personnels, qui se fait de manière très humaine.

C'était une année assez chargée pour vous. Est-ce que 2023 sera aussi intense ou est-ce que vous allez lever le pied ? 
C’est impossible dans ce milieu de lever le pied parce qu’il se passe toujours quelque chose. Je préfère être hyperactif sinon je ne fais rien du tout. Plus tu fais de choses, plus tu développes des idées, des envies. Par exemple, le GP Explorer de Squeezie, c'est inspirant par la grandeur de l'événement. Ça donne envie de faire des choses aussi grandes et folles. 

Survêtement Dolce & Gabbana.© Saskia Lawaks/GQ France

Est-ce que vous trouvez que le regard en France sur l’esport a évolué au fil des années ? 
Au début il n’y avait pas de regard [rires] donc forcément oui, il y a eu du changement. Il reste quand même pas mal de choses à faire évoluer. Il y a pas mal de fans de sport traditionnel qui voient l’esport comme de la merde. Ils recourent au même argument que ceux qui disent que “le foot c’est juste 11 mecs qui courent derrière un ballon”. Sauf que ces 11 mecs-là, ils sont professionnels, ils ont un talent fou. Tu ne peux pas mettre une personne lambda sur un terrain de foot. Demain si je te mets dans un match de Rocket League alors que tu n'as pas 500 heures de jeu et que tu ne connais pas les rotations et les mécaniques, tu vas nécessairement être ridicule. Si je te mets sur un match de LOL ça va être pire. Il faut expliquer que lorsque tu recrutes une équipe, tu vas avoir un head coach, un assistant coach, un analyste, un sport psychologist, un cuisto, etc.. C’est encadré. On ne peut pas résumer l’esport à seulement 5 mecs qui jouent derrière leur écran. A l’époque, c’était ça mais maintenant ça commence à devenir très sérieux. 

La France a-t-elle eu du retard par rapport à d’autres pays comme la Corée du Sud par exemple ?
Oui tout le monde avait du retard, comparé à la Corée. La Chine a bien rattrapé. Là-bas, ils ont déjà leurs stades. L’année dernière c’est une équipe chinoise qui a gagné les championnats du monde de LOL. Il y a eu des milliers de personnes qui sont sorties célébrer la victoire de l’équipe chinoise. C’était une image incroyable à voir. Mais le public français est l’un des meilleurs publics du monde. A chaque fois qu’il y a un événement, le public français surprend les autres pays. Dès les premiers événements français - je me souviens c’était avec Starcraft - le public français était déjà réputé pour être bien énervé. En Corée du Sud, les jeunes ont l’esport dans le sang.

Parlons du streaming et de la santé mentale. Vous avez eu des moments de doutes, vouloir tout arrêter ? 
Par le passé, j’ai eu des moments de doute. Je ne savais pas si j’allais continuer ou pas à vivre ce rêve. Parfois t’es fatigué, t’as envie de prendre ta soirée et de ne pas streamer. J’ai aussi des gens derrière moi : des salariés à payer. Donc forcément, même si ça marche très bien, il faut garder une certaine rigueur et un certain professionnalisme. Comme je suis mon propre patron, ça me motive. En plus, la plupart du temps, j’ai envie de stream donc c’est plus facile. 

Avez-vous aussi connu des moments d’échec dans votre carrière ? 
Bien sûr ! Faut pas croire ! Il ne suffit pas de brancher ta caméra et de lancer ton stream. Tous les soirs je tente des trucs, ça marche ou ça marche pas. Si les gens me disent que c’est un flop, alors j'arrête, c’est normal. Il y a même eu des périodes où franchement je pensais que le stream, c’était fini.

Aujourd’hui vous arrivez à faire une séparation entre votre vie pro et votre vie perso ? 
Oui, je cloisonne. Je ne vais pas vloger ce qui se passe dans ma vie avec ma famile. Les gens me voient déjà assez tous les jours. Je passe entre 5 à 6 heures avec eux par soir. Je les vois plus que ma famille. Je ne suis pas une star. Quand je sors dans la rue et que j’entends parfois des gens crier mon nom, ça me met mal à l’aise parce que dans ma tête je reste toujours le petit Kamel de Corbeil-Essonne qui fait sa vie et qui aime les jeux vidéo. Je suis casanier donc je ne sors pas beaucoup. Il y a deux ans je suis parti en vacances en France. Je pense que désormais, je vais aller à l’étranger [rires]. La célébrité et la notoriété sont des choses que tu n’apprends pas à gérer. 

Dans 10 ans vous vous voyez où ? 
Au même point : je streame et en même temps je gère l’esport. Pour moi, streamer n’a rien à voir avec l’âge. Je pense simplement que je ferai des streams différents.

Veste Mango. T-shirt perso.© Saskia Lawaks/Getty Images

Photographe : Saskia Lawaks
Styliste : Victor Vergara
Hair & make-up : Eugénie Boucon
Assistant styliste : Pierre Dufait

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