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Le combat des peintres femmes : 1780-1830, la parenthèse enchantée

Le combat des peintres femmes : 1780-1830, la parenthèse enchantée
Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Autoportrait de l’artiste peignant le portrait de l’impératrice Maria Féodorovna, 1800, huile sur toile, 78,5 x 68 cm, détail ©SAINT-PÉTERSBOURG, MUSÉE DE L’ERMITAGE

Dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, les femmes peintres conquièrent une visibilité inédite et la question de leur place dans le monde artistique passionne la société.

Le 31 mai 1783, les membres de l’Académie royale de peinture sont en grand émoi. Ce jour-là, en effet, ils procèdent à la réception d’un nouveau membre, la très talentueuse Adélaïde Labille-Guiard. Mais une autre postulante insiste pour être elle aussi reçue. Il s’agit d’Élisabeth Vigée Le Brun, proche des cercles royaux, qui mène grand train dans une fastueuse demeure fréquentée par les beaux esprits de l’époque. Son talent pareillement applaudi, sa beauté et son caractère flamboyant irritent ces messieurs et principalement Jean-Baptiste Pierre, Premier Peintre du roi et directeur de l’Académie. Pour écarter l’indésirable, on brandit un argument massue. Mariée à un marchand de tableaux, elle est forcément liée à cette activité. Or, les académiciens travaillent pour le roi et n’ont pas le droit de tenir commerce. Qu’à cela ne tienne ! Élisabeth est la protégée de Marie-Antoinette, qui lui doit ses plus beaux portraits et qui l’impose.

Pas de peinture d’histoire !

Réceptionner deux artistes femmes d’un coup, à la même séance, et contre son gré : il y avait de quoi avaler sa perruque. Pour mémoire, rappelons que depuis 1648, date de la fondation de l’Académie royale, sur 450 académiciens, 15 seulement avaient été des femmes. Et en 1777, on avait fixé à quatre le quota des élues féminines. Comme leurs confrères, les académiciennes devaient présenter un « morceau de réception ». Cerise empoisonnée sur le gâteau, Vigée Le Brun présenta, non un portrait, genre dans lequel elle était attendue, mais une allégorie, afin d’être reçue en tant que peintre d’histoire. C’était le genre le plus noble, traditionnellement réservé aux hommes.

Marie- Gabrielle Capet, L’Atelier de madame Vincent en 1800, 1808, h/t, 69 x 83,5 cm, détail MUNICH, BAYERISCHE STAATSGEMÄLDE SAMMLUNGENNEUE PINAKOTHEK. ©PHOTO DE PRESSE RMN.

Marie- Gabrielle Capet, L’Atelier de madame Vincent en 1800, 1808, h/t, 69 x 83,5 cm, détail MUNICH, BAYERISCHE STAATSGEMÄLDE SAMMLUNGENNEUE PINAKOTHEK. ©Photo Presse RMN.

Depuis des siècles, en effet, si les femmes avaient accès aux professions artistiques, c’était dans les limites d’un système bien réglé et contraignant qui, notamment, les vouait aux genres « mineurs », fleurs, paysages, animaux, portraits, à l’exclusion de l’histoire. Car, disait-on, ce genre réclame une mâle vigueur, de conception et d’exécution, dont les femmes, douées pour le joli, le doux, le décoratif, étaient incapables. De plus, la peinture d’histoire, qui illustre les actions héroïques, édifiantes ou sublimes dont l’histoire ancienne, la Fable ou les Écritures fournissaient les exemples, reposait sur la représentation de corps, habillés ou nus, dont il fallait maîtriser parfaitement l’anatomie. Or, la décence interdisait aux femmes de dessiner d’après le modèle nu, surtout masculin ! C.Q.F.D. : sans l’étude du nu, pas de peinture d’histoire !

Hortense Haudebourt-Lescot Le Jeu de la main chaude 1812 huile sur toile 75 x 100 cm Paris-La-Défense, Centre national des arts plastiques – CNAP

Hortense Haudebourt-Lescot, Le Jeu de la main chaude, 1812, huile sur toile, 75 x 100 cm, Paris-La-Défense, Centre national des arts plastiques – CNAP

Féminisation du monde de l’art

Nous avons du mal à l’imaginer, mais la question de l’accès des femmes au dessin de nu agita furieusement les débats, au Siècle des Lumières. Dans la période qui couvre le dernier quart du siècle et le début du suivant, on assiste à de grands bouleversements du monde artistique en France, liés aux mutations de la vie sociale et politique. Dès 1777, l’abolition de la corporation des peintres affranchit ceux-ci de la tutelle corporatiste. À l’engouement pour la peinture d’un public toujours plus vaste, répond la création de nouveaux lieux d’exposition, en marge du Salon officiel réservé aux académiciens, tels le Salon de la correspondance ou l’Exposition de la jeunesse, ouverts à tous. L’Académie royale est dissoute en 1793, remplacée deux ans plus tard par l’Institut. Les premiers Salons libres, en 1791 et 1793, accueillent, sur quelque 300 exposants, 10 % de femmes. Le nombre de publications spécialisées augmente, la critique joue un rôle toujours plus important et elle parle de ces nombreuses exposantes.

Marguerite Gérard, Artiste peignant le portrait d’une musicienne, v. 1800, huile sur bois, 61 x 51,5 cm, détail SAINT-PÉTERSBOURG, MUSÉE DE L’ERMITAGE. ©AKG-Images/Presse

Marguerite Gérard, Artiste peignant le portrait d’une musicienne, v. 1800, huile sur bois, 61 x 51,5 cm, détail SAINT-PÉTERSBOURG, MUSÉE DE L’ERMITAGE. ©AKG-Images/Presse

L’art n’est plus le monopole des élites fortunées et cette démocratisation profite aux femmes. Celles-ci ont désormais la possibilité d’étudier dans des ateliers d’élèves tenus non seulement par des femmes, comme Labille-Guiard, mais aussi par des hommes. Ainsi, Greuze, David et la plupart des maîtres néoclassiques, Regnault, Suvée, Meynier, Gérard, ouvrent-ils des ateliers « pour demoiselles », à côté de leurs ateliers masculins, et enseignent la peinture d’histoire à tous et à toutes. Sous le Consulat, sont fondées l’École gratuite de dessin pour les jeunes personnes, et l’École de la Légion d’Honneur, pour jeunes désargentées, qui dispensent un enseignement artistique de haut niveau.
Durant cette période que l’on a pu qualifier de « parenthèse enchantée », on assiste donc à une véritable féminisation du monde de l’art, qu’un commentateur du Salon de 1783 annonçait déjà : « Jusqu’à présent on n’attendait de leur pinceau que de l’agrément et de la propreté ; elles montrent aujourd’hui de la vigueur et de la noblesse. Elles sont enfin les dignes rivales de notre sexe, et les hommes qui s’étaient attribué sur elles toute la supériorité des talents, peuvent désormais craindre la concurrence ».

Marie-Denise Villers (Nisa Villers), épouse Lemoine, Portrait présumé de madame Soustras laçant son chausson, 1802 huile sur toile, 146 x 114 cm Paris, Musée du Louvre, Département des Peintures Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Marie-Denise Villers (Nisa Villers), épouse Lemoine, Portrait présumé de madame Soustras laçant son chausson, 1802 huile sur toile, 146 x 114 cm Paris, Musée du Louvre, Département des Peintures Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Les reines du portrait

Ce que l’exposition met en évidence, c’est la contribution des femmes à l’évolution du portrait, leur genre de prédilection. Beaucoup d’entre elles ont pratiqué l’autoportrait, comme expression de leur personnalité, élément de légitimation et de promotion de leur art. Et dans leurs portraits, féminins bien souvent, elles ont favorisé l’expression de la vie domestique, de la sphère intime et de cette « sensibilité » chère aux esprits des Lumières. Elles se sont aussi illustrées dans ce qu’on appela le « genre sentimental », qui exaltait les sentiments, aussi bien dans les scènes historiques de la peinture « troubadour », dans les scènes de genre, que dans les portraits. Les artistes femmes ont ainsi amplement contribué au brouillage des genres qui affecte l’art du premier XIXe siècle en France.

Constance Mayer, Autoportrait, vers 1801, huile sur toile, 116 x 89 cm, Boulogne-Billancourt, Bibliothèque Paul Marmottan © Fine Art Images/Bridgeman Images

Constance Mayer, Autoportrait, vers 1801, huile sur toile, 116 x 89 cm, Boulogne-Billancourt, Bibliothèque Paul Marmottan © Fine Art Images/Photo press Bridgeman Images

Mais qui étaient-elles, ces artistes qui surent conquérir de nouveaux droits, la reconnaissance et, pour certaines, la gloire et le succès commercial ? Et pourquoi, en dehors des deux grandes pionnières déjà citées et de quelques autres, associées à des artistes mâles, telles Marguerite Gérard à Fragonard et Constance Meyer à Prud’hon, ou connues pour un seul tableau célèbre, telle Marie-Guillemine Benoist pour son Portrait d’une femme noire, pourquoi ont-elles disparu de notre mémoire collective ? « Elles n’ont pas été oubliées parce qu’elles étaient “limitées” à la pratique de genres mineurs, mais plus parce que l’histoire de l’art, dans sa formulation la plus consensuelle, en allant à l’encontre des documents illustrant la réception publique et critique, a maintenu une doxa académique qui la légitimait », explique Martine Lacas, commissaire de l’exposition, fustigeant une histoire de l’art faite par des hommes et fondée, même au XXe siècle, sur la pérennisation des vieilles valeurs de grandeur/grande peinture/grand genre. Mais l’histoire de l’art au féminin, forte des études féministes et de genre, rend enfin justice à cette multitude d’artistes oubliées.

Adrienne Marie Louise Grandpierre Deverzy, L'Atelier d'Abel de Pujol, 1822, huile sur toile, 96 x 129 cm, Paris, Musée Marmottan Monet © Marmottan Monet, Paris, France/Bridgeman Images

Adrienne Marie Louise Grandpierre Deverzy, L’Atelier d’Abel de Pujol, 1822, huile sur toile, 96 x 129 cm, Paris, Musée Marmottan Monet © Marmottan Monet, Paris, France/Bridgeman Images

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