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L’enquête

Les leveurs de fonds, des intermédiaires utiles qui soulèvent aussi les critiques

ENQUÊTE// Indépendants ou intégrés dans des cabinets, ils accompagnent les levées de fonds des entrepreneurs et les connectent aux investisseurs. Leur rôle, aux contours flous, ne fait pas consensus dans l'écosystème tech, avec des dérives qui peuvent parfois coûter cher aux start-up.

Entre 30 % et 50 % des levées de fonds se font via un intermédiaire.
Entre 30 % et 50 % des levées de fonds se font via un intermédiaire. (iStock)

Par Camille Wong

Publié le 12 avr. 2021 à 07:00Mis à jour le 12 avr. 2021 à 14:51

« Ca ne s'est pas très bien passé », convient d'emblée Anna Stépanoff. Et la litote a de quoi surprendre : entre son leveur de fonds et elle, l'affaire se poursuit devant les tribunaux. Pour comprendre, il faut remonter à 2017, au moment où la fondatrice de la Wild Code School cherche à lever de l'argent. Peu familière de l'exercice, elle fait appel à un cabinet spécialisé en fusions et acquisitions et en accompagnement des levées de fonds.

Son objectif : être mise en relation avec des investisseurs, recevoir une aide à la préparation de documents (présentation, business plan, pitch) et être coachée. « Il n'avait rien fait de tout cela, il ne comprenait pas notre projet. Des investisseurs m'ont même alertée sur le fait qu'il était en train d'envoyer une mauvaise image de notre entreprise », poursuit Anna Stépanoff, qui rompt le contrat à peine deux mois plus tard et se déleste, au passage, de 10.000 euros.

La levée est « en stand by » et l'année d'après, l'entrepreneuse récolte par elle-même trois millions d'euros de financement. A ce moment, le leveur réapparaît et demande : « Où sont mes 5 % ? » Autrement dit, la commission de l'intermédiaire sur le montant de la levée. Elle n'avait pas fait attention au « droit de suite » présent dans son contrat. « C'est injustifié, il n'a été d'aucune utilité, et pire, il a failli compromettre la levée », s'énerve-t-elle. Le jugement est attendu courant avril.

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30 % à 50 % de levées intermédiées

Des histoires comme celle d'Anna Stépanoff, l'écosystème de la French Tech en compte en quantité. Il faut dire que les spécialistes considèrent qu'entre 30 % et 50 % des levées de fonds se font via un intermédiaire. Un filon de plus en plus rentable pour ces leveurs au regard de la hausse des tours de table et, surtout, de leur montant. La si particulière année 2020 a en effet battu un record dans le financement des jeunes pousses avec 5,4 milliards d'euros levés, hissant l'Hexagone à la deuxième place européenne, derrière le Royaume-Uni et devant l'Allemagne.

Ce métier ne date pourtant pas d'hier. Historiquement, les leveurs de fonds sont surtout des banques d'affaires. Les pionniers, comme Chausson Finance, existent depuis une trentaine d'années. D'autres comme Clipperton, Cambon Partners ou Ader Finance font partie des plus réputés. A la marge, de plus petites boutiques et des leveurs indépendants réussissent à se faire une place. Et c'est là que le bât blesse : « N'importe qui peut se prétendre leveur. Les barrières d'entrée sont faibles, il ne faut pas de capital social, pas même de bureau », estime Pascal Mercier, managing partner d'Ader Finance, qui réalise sept à huit levées par an. « On se rend compte que le milieu est très obscur, commente de son côté un entrepreneur. Beaucoup se disent 'leveur' parce qu'ils ont fait un peu de finance. »

D'autres frôlent carrément l'arnaque. Anthony Garcia, le fondateur de Lilm en a fait l'amère expérience. Lors de sa levée de 1 million d'euros, son intermédiaire a essayé de « s'approprier » une mise en relation, avec la commission de 6.000 euros qui allait avec. « Heureusement, notre investisseur est proche de nous et nous a soutenus. Le leveur a profité de la situation parce qu'il savait qu'on était dans un contexte de trésorerie tendu », se souvient l'entrepreneur. Et d'ajouter : « Il y a les professionnels et il y a les requins. Avant de se lancer, il faut faire un due diligence [les vérifications préalables nécessaires, NDLR] comme un investisseur pourrait le faire avec nous. On n'a pas fait ce travail préliminaire, et c'était une erreur. »

Une spécificité française

« Sachant que les fonds d'investissement sont déjà à l'affût des projets, faire appel à des leveurs n'est, à mon sens, pas forcément justifié, d'autant plus que certains ne sont pas fiables », assure Nicolas Brien, le patron de France Digitale, une association qui réunit 2.000 entrepreneurs et investisseurs. Il n'en demeure pas moins, nuance-t-il, qu'il y a des projets qui peinent encore à être financés par des fonds, notamment dans la deeptech où l'horizon de développement est très long. Sans oublier les entrepreneurs en régions, comme Anthony Garcia, basé à Annecy, qui, avec la distance, ont moins facilement accès aux fonds de la place de Paris.

Une mauvaise expérience avec un leveur peut engendrer des retards dans le tour de table, aboutir sur un contrat mal négocié, ou à l'entrée d'investisseurs inappropriés au capital, ce qui est dommageable quand la relation entre start-up et fonds dure en moyenne de sept à dix ans.

Il vaut mieux une bonne soirée French Tech pour rencontrer tout le monde et aborder les fonds.

Jean-François Faure Entrepreneur

Le pire étant de se « griller ». « Quand un leveur a mal préparé votre dossier et qu'il l'a envoyé à tous les fonds sur un domaine donné, ou pire, une ville donnée, vous êtes fichus », relève Jean-François Faure, président d'Aucoffre, une fintech bordelaise qui a eu affaire en 2015 à un cabinet qui « n'avait pas compris le projet ». Là aussi, l'affaire s'est réglée devant les tribunaux. Le cabinet a attaqué l'entrepreneur pour rupture unilatérale de contrat, réclamant… 52.000 euros. Il sera finalement débouté et condamné à payer 3.000 euros de frais de justice à l'entrepreneur. « Il vaut mieux une bonne soirée French Tech pour rencontrer tout le monde et aborder les fonds », sourit aujourd'hui le chef d'entreprise, qui vient tout juste de lever 2 millions d'euros, avec VeraCash, son autre entreprise.

Le sujet des leveurs reste très français. Aux Etats-Unis par exemple, faire appel à un intermédiaire aura tendance à être mal vu, surtout dans les premiers tours de financement. « C'est un insidieux clash culturel qui peut vous desservir, tranche Cyril Bertrand, managing partner chez XAnge, un fonds d'investissement. Pour les Américains, le CEO doit être capable de vendre et de promouvoir seul son entreprise. »

Le leveur Clipperton s'exporte en Allemagne, surfant sur la faible concurrence. Le cabinet a réalisé 18 opérations en 2020, dont des très importantes comme celles de Sendinblue (140 millions d'euros) ou Withings (53 millions d'euros).

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Un modèle économique qui interroge

En moyenne, les leveurs de fonds prennent 5 % de commission au moment de la levée. « Ces tarifs nous font hurler », tempête un investisseur. D'autant que pour certaines jeunes pousses, les comptes se font à l'euro près. « Notons toutefois que les levées 'intermédiées' ont tendance à être de plus grande taille, donc de justifier leur commission mais aussi de pousser les valorisations à la hausse », nuance-t-il.

A cette commission s'ajoute, pour certains, une partie fixe, appelée « retainer fee », qui peut aller jusqu'à 30.000 euros, versée dès la signature du contrat, avant toute levée de fonds. Les investisseurs et même des leveurs restent nombreux à remettre en cause cette pratique. « J'avais fait appel à un autre leveur par le passé : on a payé pour déclencher la mission, il a déployé beaucoup d'énergie les deux premiers jours. Puis, plus rien », regrette Anthony Garcia.

Beaucoup de dossiers refusés

Pour un indépendant, la partie fixe représente beaucoup d'argent. « En ce qui me concerne, je ne gagne pas ma vie avec. Si je ne vais pas au bout de mes deals, je suis très déficitaire », explique Emmanuel Touboul, managing director chez Roland Berger Tech Ventures, la branche du cabinet de conseil en charge des levées de fonds, qui pratique un retainer fee « plutôt dans le haut du marché » pour renforcer l'engagement du client, indique le directeur.

A chaque fonds d'investissement son propre réseau de leveurs, et inversement. Si les premiers ne voient pas toujours les seconds d'un bon oeil, certains dérogent à la règle. « Je sais que je vais systématiquement examiner les projets envoyés par tel ou tel leveur. A l'inverse, d'autres sont tout de suite éludés », explique un associé de la place de Paris, qui évite par exemple les cabinets d'audit avec une branche levée de fonds. « Un investisseur n'a pas forcément intérêt à voir les levées se professionnaliser. Cela rajoute un intermédiaire qui met en concurrence de nombreux fonds, dans un marché déjà très concurrentiel », défend Emmanuel Touboul.

Quand un entrepreneur est allé voir les meilleurs leveurs et qu'ils lui ont tous dit non, il doit se poser des questions

Pascal Mercier Associé chez Ader Finance

Il faut savoir que, de l'autre côté, les leveurs refusent la plupart des projets d'entrepreneurs. Pour faire son miel, on estime qu'un cabinet doit mener entre 60 % et 70 % des start-up à la levée. Les mauvais dossiers passent rarement le filtre de la sélection. Mais certains startuppeurs s'obstinent. « Quand il est allé voir les meilleurs leveurs et qu'ils lui ont tous dit non, il doit se poser des questions. S'il s'obstine et va voir un petit leveur qui lui prend 20.000 euros de retainer sans rien faire, les torts sont partagés », fustige Pascal Mercier, d'Ader Finance.

Utile pour les montages complexes

Comme beaucoup de leveurs, ce cabinet ne s'occupe pas de l'amorçage, où les capitaux sont relativement simples à trouver (financements publics, business angels, etc.) et rapportent peu au regard du temps investi. Leur expertise reste intéressante pour les opérations capitalistiques plus élaborées, estime notamment le Galion Project dans son guide dédié à ce sujet.

« En seed ou en série A [les premières levées de fonds d'une start-up, NDLR], la relation entre les investisseurs et l'entrepreneur est primordiale, et l'intermédiaire peut la compliquer, analyse Kamel Zeroual, partner chez Serena Capital, un fonds parisien. D'autant plus qu'il est tout de même facile de trouver mon mail quelque part. » Sans oublier que lever des fonds par soi-même permet aussi au CEO de « se faire la main » et d'apprendre. « Ma mauvaise expérience avec mon leveur m'a prouvé que je pouvais le faire moi-même, que j'étais capable de vendre mon projet », confie aujourd'hui Anna Stépanoff.

Pourtant, cette niche de la première levée est exploitée par Corentin Orsini, à la tête de Super Capital, qui réalise une quarantaine de tours de table par an pour compenser les faibles montants. Le fondateur assume accorder peu de temps aux entrepreneurs et agir seulement sur la sélection de dossier et la mise en relation des investisseurs avec les jeunes entrepreneurs. « Aujourd'hui, tout est en ligne, tout le monde connaît les clauses des contrats et les leviers de négociation. La valeur ajoutée d'un leveur est moins importante qu'avant, d'où ce choix d'être sur de l'early stage et sur la mise en relation pure », estime-t-il.

« Aveu de faiblesse »

Le sujet de l'intermédiaire demeure plutôt tabou dans l'écosystème. Malgré les témoignages, entrepreneurs comme investisseurs ont tendance à rester mutiques sur la question. Parler des leveurs casse le mythe de l'entrepreneur qui s'en sort par lui-même. Sans compter ceux qui ne sont pas prêts à raconter qu'ils se sont fait abuser par des professionnels peu scrupuleux.

A l'ère de LinkedIn, les connexions se font en quelques clics et les réseaux d'accompagnement sont légion. « Pour certains, cela est perçu comme un aveu de faiblesse qui signifie : 'je n'étais pas assez connecté et je n'ai pas eu assez d'audace', confie un fin connaisseur de l'écosystème. Une perception à tort, tout le monde n'est pas né dans le Silicon Sentier. »

Camille Wong

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