Publicité
Portrait

Jean Pierson, l'homme du décollage d'Airbus

L'ingénieur, qui fut administrateur-gérant d'Airbus à l'époque clé où il a défié le leader incontesté Boeing, s'est éteint le 3 novembre à l'âge de 80 ans.

Jean Pierson a fait toute sa carrière à Toulouse. Il quittera Airbus juste avant le changement de statut et la création de la nouvelle société EADS
Jean Pierson a fait toute sa carrière à Toulouse. Il quittera Airbus juste avant le changement de statut et la création de la nouvelle société EADS (LESAGE/NECO/SIPA)

Par Denis Fainsilber

Publié le 4 nov. 2021 à 16:14Mis à jour le 4 nov. 2021 à 18:56

« Ours des Pyrénées », « Obélix de l'aéronautique chargé de défendre le village gaulois contre les assauts des Yankees », « emmerdeur notoire, mais vendeur hors pair »… Avec sa stature de rugbyman, son appétit féroce et son parler vrai fort peu diplomatique, Jean Pierson se sera attiré bien des sobriquets. Mais sans lui, le petit Airbus, timidement lancé par trois pays européens au début des années 1970 , ne se serait certainement pas hissé aussi rapidement au niveau du grand Boeing.

Natif de Bizerte (Tunisie), orphelin de père, cet ancien du lycée militaire de La Flèche et de l'Ecole supérieure de l'aéronautique et de l'espace ne fait certes pas partie du fameux trio des fondateurs d'Airbus (Roger Béteille, Henri Ziegler et Félix Kracht)… Mais il a posé ses valises à Toulouse avant eux, en entrant dès 1963 comme ingénieur de production chez Sud-Aviation, l'un des ancêtres d'Airbus . Là, il sera successivement associé au projet Concorde franco-britannique, puis directeur de l'usine de Toulouse d'Aérospatiale, enfin directeur de la division Avions de la société publique.

Le pari de l'A320

Lorsqu'il succède en 1985, avec une nouvelle équipe, à Bernard Lathière comme « administrateur gérant » du consortium européen (l'avionneur est encore un GIE, Groupement d'intérêt économique simplement chargé de vendre les avions et non une société intégrée), Jean Pierson sait que l'essai Airbus reste largement à transformer.

Publicité

Après les débuts méritoires (816 exemplaires livrés) des gros-porteurs A300 et A310, l'entreprise se lance alors dans le pari insensé de l'A320 . Le moyen-courrier aux commandes de vol électriques, rival affirmé des omniprésents B737 et MD-80 américains, effectue son premier vol en février 1987. De quoi changer très sérieusement la donne, et pas seulement en Europe.

Très vite, « l'ours des Pyrénées » comprend que son nouvel atout peut surclasser la concurrence. Tout au long de ses 13 ans de direction d'Airbus, l'expression fétiche de Pierson au sujet de Boeing est explicite : « Je vais lui faire pisser le sang! » A cette période, le message passé aux vendeurs est clair : pour empocher à l'arraché des contrats clé et dévorer des parts de marché, Airbus est prêt à tout.

A l'époque, les accords de troc sont monnaie courante (ici ou là, des avions sont payés en pétrole ou en jambons) ; les quatre « pays Airbus » (France, Allemagne, Grande-Bretagne et Espagne) consentent de nombreuses contreparties commerciales voire des garanties de change, et le consortium européen n'hésite pas pour placer ses avions, à cautionner des prêts que les banques consentent à des compagnies aériennes à bout de souffle, telle la glorieuse Pan Am, passée deux fois sous la loi américaine des faillites.

La recrue John Leahy

Ces renvois d'ascenseur risqués ne marchent pas à tous les coups, mais la part de marché d'Airbus, limitée à 17 % à l'arrivée du patron du GIE, décolle progressivement vers les 48 %, notamment avec le lancement des deux cousins long-courriers A330-A340 . Le GIE se structure, avec pour toutes les affaires « chaudes » des équipes duales, associant des purs commerciaux et des spécialistes des contrats. Surtout, le New-yorkais John Leahy , recruté d'abord par Pierson pour travailler au corps les compagnies américaines, sera nommé directeur commercial monde en 1994 : finalement, l'homme inscrira 16.000 Airbus à son tableau de chasse, soit 90 % des appareils jamais fabriqués par l'entreprise !

A Seattle, on prend la menace très au sérieux, et on commence à dénoncer les « pratiques incorrectes » des Européens, soupçonnés d'être abusivement subventionnés par leurs gouvernements (jusqu'à 8 millions de dollars par avion livré, selon une étude commanditée à l'époque par Boeing). Le président Reagan nomme un groupe de travail pour débusquer les ressources cachées d'Airbus, menace de recours devant le GATT, son département du Commerce diligente une enquête… Le rapport de force s'est modifié, Jean Pierson a bien réussi son pari.

Après une vraie lutte au couteau à propos de multiples subventions des deux côtés de l'Atlantique, une paix des braves sur les aides euro-américaines à la construction aéronautique sera conclue en 1992. « L'aéronautique a réussi là où l'agriculture a échoué car ce n'était pas une affaire de syndicalistes mais d'industriels. De toute manière, ni Boeing ni nous n'avions intérêt à nous entretuer », commentera le patron d'Airbus, pressé, en bon toulousain, de passer à la troisième mi-temps.

Bisbilles entre actionnaires

L'homme a tôt fait de prévenir ses actionnaires (six ans avant son départ) que le GIE Airbus avait atteint « ses limites génétiques », du fait de sa taille et de ses dépenses industrielles… tout en sachant qu'il n'était pas candidat à relever le défi suivant. Autant il adorait la virile compétition avec Boeing, brandissant chaque contrat comme un trophée, autant il se voyait mal arbitrer les incessantes bisbilles entre les membres du club (Aérospatiale, l'allemand DASA, British Aerospace et l'espagnol CASA). « Avec les Anglais et les Espagnols, j'ai eu une paix royale pendant treize ans. Les Français et les Allemands, eux, ils ont toujours un avion différent des autres ! », déplorait l'ingénieur auprès de « Libération », à son départ en 1998.

A 57 ans, Jean Pierson a donc choisi de ne pas rempiler, partant de son plein gré en laissant les actionnaires d'Airbus régler les complexes détails de la nouvelle société intégrée. Dans les cartons, un gros bébé empoisonné : l'A380 , ce géant à deux ponts non encore formellement engagé mais qui s'imposera bientôt comme une évidence, pour symboliser le nouvel Airbus, désormais coté en Bourse et fiscalement basé aux Pays-Bas.

Une fois Pierson parti, plusieurs compagnies clientes se mordront les doigts, lorsque l'avionneur leur avouera benoîtement qu'il a perdu le contrôle du développement de super-jumbo. Mais l'ancien d'Aérospatiale retiendra surtout les modalités bancales, selon lui, de la naissance du nouveau géant européen EADS, célébrée à Strasbourg en octobre 1999. « On a bradé l'aérospatiale française en acceptant une gestion franco-allemande à 50/50. La seule raison de l'instauration de ce mariage à parité a été d'ordre politique », critiquera le jeune retraité, ayant définitivement lâché Toulouse pour Nice. Peu de temps après, Airbus réalisera son rêve : faire jeu égal avec Boeing en termes de commandes.

Publicité

Denis Fainsilber

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres
Publicité