Amedeo Modigliani, une vie de cinéma

Amedeo Modigliani, une vie de cinéma
Amedeo Modigliani, Nu couché, 1917, huile sur toile, 60 x 92 cm, collection particulière ©Wikimedia Commons

Enfant terrible de la communauté d’artistes des années de guerre, peintre maudit à la vie brève mais intense, buveur invétéré, poète exalté, rêveur épris d’idéaux, Modigliani a initié, probablement à son corps défendant, une légende qui dépasse l’homme et marque notre approche de son oeuvre.

Amedeo Modigliani (1884-1920), disparu à trente-cinq ans, appartient à cette cohorte d’étoiles filantes que leur gloire posthume a auréolées de mille faits d’armes, véridiques ou inventés. « Dedo » (surnom donné par sa famille), beau, fantasque, aussi séduisant que féroce à ses heures, peintre talentueux et tumultueux, s’est vu décerner tout au long du XXe siècle le parfait costume de l’artiste maudit, génie miné par l’alcool et les drogues, terrassé par la misère et l’indifférence des critiques d’art. Le plus bel exemple de cette mythologie façon chanson réaliste, c’est le cinéma qui l’apporte.

En 1958, Jacques Becker tourne Montparnasse 19, relation extrêmement romancée de la dernière année du peintre et de sa rencontre avec Jeanne Hébuterne. Interprété avec brio par Gérard Philipe (dont la mort prématurée, un an plus tard, presque au même âge que Modigliani, renforce considérablement, par un curieux effet d’association, l’image tragique de l’artiste), le film est une sorte d’accumulation de poncifs, transformant le peintre en génie tourmenté, esclave de l’alcool et irrésistiblement condamné à une fin tragique à la Van Gogh. Le catalogue des idées reçues sur Modigliani est définitivement en place.

Amedeo Modigliani, Jeanne Hébuterne avec un large chapeau, 1918, huile sur toile, 55 x 38 cm ©Wikimedia Commons

Amedeo Modigliani, Jeanne Hébuterne avec un large chapeau, 1918, huile sur toile, 55 x 38 cm ©Wikimedia Commons

Grand buveur, passionné d’art et fou de poésie

Quand et comment a-t-il pris naissance ? Si l’on buvait beaucoup à Montparnasse, on parlait encore plus, et ses amis dans leurs récits posthumes semblent s’être abandonnés à une surenchère dans le pittoresque : Blaise Cendrars, Francis Carco, voire André Salmon dans La Vie passionnée de Modigliani, ne tarissent guère sur l’état d’ébriété permanent dont ils le gratifient. « Bientôt nous fûmes inséparables… C’est fou ce que nous avons pu boire Modigliani et moi et quand j’y pense, j’en suis épouvanté », écrit Cendrars dans Bourlinguer. Ce compagnonnage éthylique, pour avéré qu’il soit, tout comme sa consommation de haschisch avec Paul Alexandre ou d’opium avec Salmon, n’est pas l’essentiel de la vie de « Modi ». « Il est exact que Modigliani avait faim, qu’il buvait, qu’il avalait des grains de haschisch, relate l’écrivain Ilya Ehrenbourg, mais ceci ne s’explique pas par goût de la débauche ou des paradis artificiels. Modigliani ne cherchait pas le martyre. Peut-être avait-il été créé pour le bonheur encore plus que les autres hommes. Il était attaché à la douce langue italienne, au tendre paysage de Toscane et à l’art de ses vieux maîtres. » De fait, arrivé à Paris, en 1906, Modigliani apporte dans ses bagages les sonnets de Pétrarque, la Divine Comédie de Dante mais aussi Ronsard, Baudelaire et Mallarmé. Ce fou de poésie et de littérature a été nourri de Spinoza et Dostoïevski dans une famille juive libérale de Livourne qui encourage sa vocation artistique, tout en s’inquiétant de la santé fragile qui est la sienne depuis l’enfance et qui lui a valu une hémorragie tuberculeuse.

Photo d'identité d'Amedeo Modigliani prise à Nice en 1918. ©Wikimedia Commons

Photo d’identité d’Amedeo Modigliani prise à Nice en 1918. ©Wikimedia Commons

À Paris, il découvre Cézanne et la bohème de Montmartre

Il a fréquenté les musées de Rome, Naples et Florence, a arpenté ceux de Venise et, d’une nature exaltée, il est marqué pour toujours du culte de la beauté. À Paris, c’est la révolution des Fauves, à laquelle il ne participe ni n’adhère, tout comme il refusera de s’associer au futurisme de Severini et consorts un peu plus tard. Cézanne, en revanche, qui l’éblouit lors de sa grande rétrospective en 1907, est un choc et une leçon qui va orienter ses recherches. Mais pour l’heure, Dedo veut se consacrer à la sculpture et c’est ainsi qu’il se présente à ses voisins, à Montmartre où il s’est installé : Derain, Picasso, Apollinaire, Salmon et un certain Max Jacob, qui va tant compter pour lui. Ludwig Meidner, jeune peintre allemand, s’en souvient comme du « dernier bohémien authentique » de la bohème de Montmartre. Modi lui avait montré des photographies des maîtres florentins dont il ignorait le nom : « Jamais auparavant je n’avais entendu parler de la beauté avec une telle fougue. »

Amedeo Modigliani, Cyprès et maisons à Cagnes, 1919, huile sur toile, 61 x 46 cm, Fondation Barnes, Philadelphie ©Wikimedia Commons

Amedeo Modigliani, Cyprès et maisons à Cagnes, 1919, huile sur toile, 61 x 46 cm, Fondation Barnes, Philadelphie ©Wikimedia Commons

Sa santé oblige Modigliani à renoncer à la sculpture

L’autre événement décisif de cette année 1907, au cours de laquelle il expose au Salon d’automne, est incontestablement sa rencontre avec Paul Alexandre, jeune médecin qui met à sa disposition sa maison de la rue du Delta, son amitié et son soutien indéfectibles. Ses commandes aussi, puisqu’il sera son principal acheteur et mécène jusqu’en 1914. Chez lui, enfin, Modigliani rencontre en 1909 Constantin Brancusi, élève de Rodin, qui va l’initier à la taille directe de la pierre dans un atelier rue Falguière. Premiers pas d’Amedeo à Montparnasse, territoire qu’il ne quittera plus guère jusqu’à sa mort.

Mais cette technique royale de la sculpture, exigeante, ingrate, il doit l’abandonner parce que la poussière menace dangereusement ses poumons. De ce rêve inachevé demeurent, comme autant de magnifiques regrets, environ 25 œuvres, des têtes pour la plupart, caryatides les portraits de ses amis, ou d’inconnus. Picasso, Soutine, Kisling et Krémègne, Survage et Zadkine, le fils de la concierge… ou Max Jacob, qui lui a fait connaître, en 1914, Paul Guillaume, lequel deviendra son marchand exclusif jusqu’en 1916. Et aussi Beatrice Hastings, poétesse anglaise venue d’Afrique du Sud, installée rue du Montparnasse, avec laquelle il entame, en 1914, une liaison passionnée qui fera littéralement trembler les murs de son atelier mais lui offrira aussi une nouvelle image de la femme, libre et conquérante. La vie s’accélère.

Amedeo Modigliani, Nu assis, vers 1916, huile sur toile, 92,4 x 59,8 cm,Courtauld Institute of Art

Amedeo Modigliani, Nu assis, vers 1916, huile sur toile, 92,4 x 59,8 cm, Courtauld Institute of Art

Le chant du cygne

En abandonnant la galerie de Paul Guillaume rue Monceau pour son dernier marchand, ou plutôt courtier en art (il n’ouvrira sa galerie qu’en 1926), Léopold Zborowski, « Zbo », Polonais en exil, Modigliani fait un choix lourd de conséquences. Certes le marchand, qui a déclaré à sa femme qu’il tenait là « un peintre qui vaut deux fois Picasso », va se livrer à une promotion tous azimuts du peintre italien et il organise sa première exposition personnelle chez Berthe Weill. Certes, il lui procure enfin un atelier fixe, d’abord rue Joseph-Bara, puis rue de la Grande-Chaumière. Mais comprend-il à temps l’extrême fragilité physique et nerveuse de Modigliani ?
En 1917, celui-ci a fait la connaissance, par l’intermédiaire de Chana Orloff, d’une jeune étudiante de l’Académie Colarossi, Jeanne Hébuterne. Très vite, ils s’installent ensemble. Mais le peintre est au bord de l’épuisement. Zbo les envoie tous les deux au printemps 1918 à Cagnes, où Jeanne accouche d’une petite fille. Modi, lui, peint les seuls paysages de sa carrière, quatre petites toiles qui le ramènent à la Toscane. Ce bref répit dans la vie d’un homme qui selon Max Jacob « ne pensait qu’à l’art » et déclarait que « le bonheur est un ange au visage grave » ne sera pas suffisant. Rentré à Paris à l’automne, Modigliani voit sa santé se détériorer implacablement. Il meurt le 24 janvier d’une méningite tuberculeuse. La « douce, discrète et tendre » Jeanne se suicide le surlendemain en se jetant par la fenêtre. C’est à Cocteau qu’il faut laisser le mot de la fin : « Jamais nous ne nous demandâmes d’où il sortait. Il était de Montparnasse. Il hantait un carrefour où souffle l’esprit. »

Amedeo Modigliani, Jean Cocteau, 1916, huile sur toile, 81,3 x 104 cm, Princeton University Art Museum

Amedeo Modigliani, Jean Cocteau, 1916, huile sur toile, 81,3 x 104 cm, Princeton University Art Museum

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