Récit d’une vie : Emil Nolde, du microcosme au cosmos

Récit d’une vie : Emil Nolde, du microcosme au cosmos
Emil Nolde, Ciel bleu et tournesols (détail), 1928, huile sur panneau, 71 x 86 cm, collection particulière ©Flickr/Irina

Emil Nolde, peintre emblématique de l'avant-garde européenne du début du XXe siècle. Retour sur l'œuvre et la vie de cet artiste placées sous le signe d'une exigeante liberté.

Emil Nolde (1867-1956), né Emil Hansen, est l’un des artistes les plus énigmatiques du siècle dernier. En prenant, en 1901, le nom de son village natal du Schleswig-Holstein, Nolde voulut probablement signifier autant sa naissance en peinture que son entrée dans la vie, 1901 étant aussi l’année de ses fiançailles avec une jeune comédienne et musicienne danoise, Ada Vilstrup. Contrairement à certains génies précoces, Nolde connut une longue maturation artistique. Elle fut liée à l’histoire et à la géographie de sa petite patrie, région frontière multilingue sise entre deux pays, le Danemark et l’Allemagne, ainsi qu’entre deux eaux, la mer du Nord et la Baltique.

Entre Danemark et Allemagne

Nolde aurait pu naître danois. La guerre dite des Duchés, perdue par le Danemark, en avait décidé autrement en incorporant, en 1865, le Schleswig-Holstein au royaume de Prusse. Issu d’un milieu paysan modeste imprégné de piétisme protestant, le jeune Nolde ne put bénéficier d’une éducation soignée. Mais sa région natale, également disputée par les éléments, allait le familiariser avec les secrets du temps et de l’espace, acteurs des incessantes transformations de la nature. Ce spectacle fastueux dut favoriser sa vocation et développer une vive imagination, dont allait témoigner tout son oeuvre futur.

Soumise dans un premier temps à l’utilité, cette vocation le conduisit à suivre, entre 1884 et 1888, une formation de sculpteur-ébéniste à Flensburg, ancien port hanséatique de la Baltique. Travailleur acharné, Nolde poursuivit sa formation à Munich, puis à Karlsruhe, ville où il fréquenta également l’école des Arts appliqués. Après l’achèvement de son cursus scolaire à Berlin, l’obligation de subvenir à ses besoins le poussa à prendre un poste d’enseignant à l’école d’Art industriel de Saint-Gall (Suisse). Occupé de 1892 à 1898, ce poste fut pour lui le dernier. Le vif succès remporté par ses caricatures de montagnes suisses, éditées en cartes postales, lui permit en effet de se lancer dans une carrière artistique indépendante.

L’ancrage nordique

Contrairement à la France, où les enjeux artistiques majeurs se jouaient dans la capitale, l’Allemagne comptait alors plusieurs centres cultivant, du moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, un art pictural moins en pointe qu’à Paris. Cette situation changea lorsque naquirent les mouvements « sécessionnistes », créés pour lutter contre le verrouillage académique dont souffraient les artistes les plus originaux. Comme lieu d’études, Nolde choisit Munich, ville d’intense activité artistique où allait bientôt s’épanouir le mouvement du Blaue Reiter (le Cavalier bleu). N’ayant pu, comme Vassily Kandinsky et Paul Klee quelques années plus tard, s’inscrire à l’atelier de Franz von Stick, peintre d’inspiration symboliste et créateur, en 1892, de la première Sécession germanique, Nolde fréquenta l’atelier de Frederich Fehr, peintre historiciste, puis, à Dachau, celui d’Adolf l’un des pionniers de l’art moderne allemand.

Captivé par les courants de la modernité, Nolde put se rendre à Paris entre 1899 et 1900, année de l’Exposition universelle. Il y retrouva, entre autres, le Suisse Hans Fehr, avocat amateur d’art et soutien de Nolde depuis son séjour à Saint-Gall. Avec la conviction que son art ne pourrait s’épanouir qu’au contact direct d’une nature grandiose « parlante », Nolde regagna sa contrée natale, puis se rendit à Copenhague où oeuvraient des peintres adeptes d’un impressionnisme haut en couleur. Après 1902, année de son mariage avec Ada, Nolde partagea communément son temps entre Berlin, résidence hivernale, et le Schleswig-Holstein. Au cours de ces années d’avant-guerre, il abandonna son inspiration impressionniste et toute trace de regard « artiste » sur le monde, pour privilégier une subjectivité mariant sensations intérieures et recherche d’énergies premières.

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#emilnolde Emil Nolde – Meer I (1947)

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Visant à « saisir la véritable essence des choses (sans) flatter le goût », comme il l’écrivit dans des volumes autobiographiques, hélas non traduits en français, cet art proche de l’expressionnisme s’imposa difficilement. Pour l’heure, Nolde parvint à exposer à Weimar, en 1904, au salon de la Libre Esthétique de Bruxelles en 1906, puis, entre 1905 et 1909, grâce à Fehr, à Leipzig, Cologne ainsi qu’à la fameuse galerie Cassirer de Berlin. À ces occasions, Nolde ne vendit que très peu d’œuvres, mais attira néanmoins l’attention des artistes et mécènes d’avant-garde, tandis que critiques et historiens commençaient à s’intéresser à son oeuvre. Parmi les mécènes figurait Karl Ernst Osthaus, créateur en 1899 du fameux musée Follâyang de Hagen. Lors de tous ces déplacements, Nolde put également admirer des tableaux de Van Gogh et de Gauguin, exemples qui allaient contribuer à l’adoption de couleurs pures dans sa palette.

La tentation de la dissidence

Nolde le solitaire entra à ce moment dans l’arène des combats de l’avant-garde artistique, sollicité par Karl-Schmidt-Rottluff (1884-1970), l’un des fondateurs, en 1905 à Dresde, du Brücke (le Pont), mouvement chef de file de l’expressionnisme. Nolde rejoignit le Brücke en février 1906 mais, du fait de dissensions, le quitta dès novembre 1907. Son affiliation en 1908 à la Sécession berlinoise, créée en 1898, ne fut pas plus heureuse. Elle se termina fin 1910 par une forte discorde, suivie de l’échec de Nolde à prendre la tête d’un mouvement dissident. Ces années furent du moins très fécondes sur le plan créatif. Tout en débutant une série de Mers d’automne proche de l’abstraction, l’artiste, en s’intéressant à nouveau à la figuration humaine, réalisa à partir de 1909 des toiles d’inspiration religieuse d’une originalité stupéfiante où étaient oubliés dix siècles d’illustrations pieuses. Comme obsédé par tout ce qui pouvait évoquer les premiers jours de la création, Nolde se passionna aussi, durant ces années 1910, pour les arts dits primitifs, bien représentés dans les musées de Berlin. Cet intérêt se concrétisa en 1913-1914 par la participation du couple à une expédition scientifique qui, via la Sibérie, la Chine et le Japon, le conduisit jusque dans le Pacifique, à la partie allemande de l’île de la Nouvelle-Guinée.

De l’avant-garde à l’art « dégénéré »

Rentrés en Europe lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, les époux regagnèrent l’île d’Alsen, leur résidence d’été depuis 1903. La jugeant finalement trop « idyllique », Nolde s’installa en 1916 dans une ferme à Utenwarf, partie de cette contrée d’enfance qui redeviendra danoise en 1920. Après la guerre, Nolde aurait pu être marginalisé par le rationalisme du Bauhaus, ainsi que par le vérisme caricatural de la Feue Sackeliehlceit (la Nouvelle Objectivité), courant pictural de fait tout aussi étranger à la sensibilité lyrique épurée de Nolde visant à révéler l’invisible. Il n’en fut rien et les années 1920-1930 marquèrent un réel succès. Expositions et études sur l’oeuvre se succédèrent, tandis que Nolde parcourait l’Europe pour son plaisir.

En 1927, une grande rétrospective lui rendit hommage à Dresde. En cette année, il acquit dans le Schleswig-Holstein, à Seebüll, face à l’île de Sylt (mer du Nord), un terrain sur lequel il fit édifier, d’après ses propres plans, atelier et maison. L’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 allait cependant bouleverser la situation. Bien que Nolde eût signé en 1934 un appel de créateurs favorables au nouveau régime, avec plus de mille œuvres diverses (peintures, dessins et gravures), il fut l’artiste le plus saisi des musées allemands, et trente et une d’entre elles figurèrent à l’exposition d’« art dégénéré » de 1937 à Munich. L’étau se resserra par la suite et Nolde, cloîtré à Seebüll avec Ada, reçut en août 1941 l’ordre de cesser toute activité professionnelle.

Entre 1941 et 1945, il parvint néanmoins à réaliser sur d’infimes supports des peintures clandestines. Après la perte de son atelier et de ses collections à Berlin en février 1944, le retour à la paix fut assombri en 1947 par la mort d’Ada. En 1956, après qu’une fracture du bras l’eut empêché, à partir de 1951, de peindre à l’huile, le patriarche de Seebüll s’éteignait à son tour. La postérité, dès lors, allait à nouveau reconnaître la grandeur d’une oeuvre qui, malgré des contextes économiques ou politiques difficiles, ne transigea jamais avec l’inspiration supérieure qui ranimait.

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