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Open data des décisions de justice : un marché sans foi ni loi

Plusieurs acteurs se disputent la gestion de l'open data des décisions de justice prévue par la loi pour une République numérique de 2016. Et tous les coups sont permis.

L'open data des décisions de justice se fait attendre, mais sa gestion est déjà âprement disputée.
L'open data des décisions de justice se fait attendre, mais sa gestion est déjà âprement disputée. (Shutterstock)

Par Delphine Iweins

Publié le 25 juil. 2018 à 07:00Mis à jour le 25 juil. 2018 à 10:54

Les décisions de justice constituent des documents particuliers en raison de leur source - les institutions juridictionnelles - et de leur objet - les droits des justiciables. Elles mettent en jeu des principes essentiels : le respect de la vie privée, la publicité de la justice et la protection des données à caractère personnel.

Les articles 20 et 21 de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 instituent un régime spécial de mise à disposition au public de la plupart des décisions de justice. Mais pour les représentants des juridictions, de la Commission nationale de l'informatique et des libertés et du Conseil national des barreaux, cette loi ne tient pas compte de l'évolution rapide des nouvelles technologies. Des outils d'exploitation des données sont indispensables pour fonder des analyses et des prévisions fiables. Leur objectivité et leur qualité représentent un enjeu de transparence essentiel. La loi relative à la protection des données personnelles du 20 juin 2018 a répondu à ses réserves dans son article 8 : « Les traitements portant sur la réutilisation des informations publiques figurant dans les jugements et décisions mentionnés aux articles L. 10 du code de justice administrative et L. 111‑13 du code de l'organisation judiciaire, sous réserve que ces traitements n'aient ni pour objet ni pour effet de permettre la ré-identification des personnes concernées ». L'ouverture au public de ces données est donc strictement encadrée, mais leur gestion reste libre.

Des bases de données disputées

Des acteurs n'ont pas attendu les derniers décrets d'application de la loi pour une République numérique pour se placer sur ce marché. Légifrance, Lexbase et des éditeurs tels que Dalloz ou LexisNexis les mettent à disposition des praticiens - principalement des avocats, universitaires et juristes d'entreprise - afin d'obtenir une large vision de la jurisprudence existante. Et ce, depuis plusieurs années. Des legaltechs comme Predictice ou Doctrine veulent aller plus loin, en permettant une certaine prédictibilité des décisions. Pour cela, le plus grand nombre de jugements est indispensable.

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Comment ces acteurs composent-ils leur base de données ? Les éditeurs achètent les décisions auprès de la majorité des juridictions, seules celles de Légifrance étant en libre accès. Lexbase, qui se présente comme pionnier, a commencé à numériser les décisions de cours d'appel dès le début des années 2000. Il a aussi scanné les décisions des greffes des tribunaux de commerces et des cours d'appels volontaires, en les anonymisant par ses propres moyens. Pour contourner ce problème, qui nécessite un budget important, Lexbase transforme les décisions de justice en data, puis qualifie juridiquement ces données. Par exemple lorsqu'un utilisateur tape « ticket restaurant » des décisions avec « chèques déjeuner » peuvent ressortir dans le moteur. La recherche juridique est alors très pointue.

Légifrance déclare disposer d'environ 900.000 décisions, LexisNexis 2,9 millions, Dalloz 2 millions et Lexbase 4,7 millions. Doctrine, quant à lui, se présente comme le Google du droit avec 7,9 millions de décisions. En dix-huit mois, ce moteur de recherche juridique est passé de 5.000 utilisateurs à plus de 1.000 organisations comprenant chacune plusieurs utilisateurs. Et la start-up a levé 10 millions d'euros auprès d'Otium et Xavier Niel lors d'un second tour de table fin juin. En concluant un accord avec le groupe d'intérêt général Infogreffe, chargé de la diffusion de l'information légale et officielle sur les entreprises et notamment du registre du commerce, Doctrine est passé à un niveau supérieur. La jeune pousse met à la disposition de ses clients, depuis le premier semestre 2018, quelque 2 millions de décisions de justice issues des 134 tribunaux de commerce français. Au grand dam des éditeurs et autres acteurs qui ont voulu passer le même pacte avec Infogreffe, sans succès.

Une impérative éthique

Cet accord n'expliquerait pas le chiffre record de décisions composant la base de données de Doctrine selon ses détracteurs. D'après une enquête du « Monde » publié le 28 juin dernier, la jeune pousse aurait créé des faux noms de domaines et des adresses mail fictives afin de récupérer des décisions de justice et augmenter sa base de données. Plusieurs centaines de cabinets d'avocats auraient été « typosquattés » comme Barthélémy Avocats, Deprez Guignot Associés, Raspail Avocats, Cornet Vincent Segurel ainsi que les noms de domaines de l'Ecole de Formation professionnelle des Barreaux de la Cour d'Appel de Paris, de l'université de Bordeaux et de l'université Paris II. Le cofondateur de Doctrine, Antoine Dusséaux a répondu au quotidien : « Nos services techniques m'ont dit avoir créé ces noms de domaine à la demande d'un stagiaire qui a quitté l'entreprise », en précisant que la société allait faire tous les éclaircissements sur cette affaire. Depuis, cette offre n'est plus commercialisée par la jeune pousse. Face à l'ampleur de la polémique, le barreau de Paris a annoncé se joindre à l'action en justice que pourrait lancer le Conseil national des barreaux si les faits sont avérés. De son côté, le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce s'est réuni le 5 juillet au sujet du contrat liant Infogreffe et Doctrine qui n'est pas censé être exclusif. 

L'Association Open Law le Droit Ouvert, l'Association française des juristes d'entreprise, l'Union nationale des huissiers de justice, le réseau interprofessionnel Eurojuris, l'association Jurisconnexion, le Cercle Montesquieu et l'Association des avocats numériques ont rappelé dans une tribune que « l'accès aux textes et à la jurisprudence doit être gratuit et ouvert au plus grand nombre. La puissance publique, les acteurs juridiques se doivent d'être exemplaires dans la transparence et les procédures d'information et de pédagogie ». L'éthique est de mise car l'ouverture de l'ensemble des décisions de justice constitue aussi un enjeu de compétitivité important pour les entreprises françaises.

L'ouverture des données, élément de vulnérabilité pour les entreprises

Une connaissance plus fine, plus fiable et plus prévisible permettrait aux organisations d'anticiper et d'améliorer la sécurité de leur environnement juridique. Cependant, les décisions de justice comportent des informations sur leur situation financière, leurs activités ou encore certains de leur processus de fabrication dont la connaissance intéresse vivement les organisations concurrentes. De quoi les rendre vulnérables. Sans compter la création de moteurs de recherche juridique poussés. Lexbase, par exemple, permet avec son outil LegalMetrics de retrouver de manière thématique le contentieux d'une entreprise. Un graphique camembert fait apparaître tous les contentieux concernant la société : baux commerciaux, droit du travail, etc. Il est aussi possible de rechercher par nom ou par numéro Siret. Un moteur de recherche élaboré, pour le moment uniquement disponible sur abonnement.

Le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice, actuellement en première lecture devant le Sénat, pourrait apporter un changement important. Son article 19 prévoit que « l'essentiel des décisions de justice ayant désormais vocation à être diffusé en ligne les greffes des juridictions n'auront plus à délivrer aux tiers de grands volumes de décisions ou à donner suite à des demandes abusives. La connaissance de la jurisprudence rendue en est ainsi améliorée dans des conditions qui garantissent au justiciable la protection des informations qu'il a communiquées lors du procès ». La mise en oeuvre de l'open data des décisions de justice reposerait ainsi sur un équilibre entre éthique, source de prévisibilité et protection du secret des affaires.

Delphine Iweins

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