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L’enquête

Votre quotidien décarboné, ça ressemblera à quoi ?

Mauvaise nouvelle : le déconfinement ne signifie pas retour de l’insouciance. Si l’on peut manger à nouveau en terrasse, l’horizon reste calé sur une crise, climatique cette fois, avec l’objectif de transformer notre modèle et éviter que le climat se réchauffe au-delà de 2 degrés d’ici à 2100. Le défi est immense et passera par un engagement de chaque pays dans la bataille. La France veut être la première économie décarbonée de la planète.

neutralité carbone décarbonation
La neutralité carbone pour l'Europe est prévue pour 2050. (Istock)

Par Florent Vairet

Publié le 5 juin 2020 à 08:00Mis à jour le 11 oct. 2021 à 16:32

Décarboner l’économie, réduire les gaz à effet de serre (GeS), favoriser l’économie circulaire. Des injonctions que vous entendez depuis votre plus jeune âge (enfin, si vous êtes né après les années 60). Alors pourquoi vous en parle-t-on une énième fois aujourd’hui ? Plusieurs raisons. Petit 1 : la décarbonation de l’économie est toujours indispensable pour faire face au réchauffement climatique, et la chute des émissions de GeS due au confinement de la moitié de l’humanité est loin d’être suffisante. 

Petit 2 : à la différence des années précédentes, ce n’est plus seulement un slogan des activistes et des associations environnementalistes. La décarbonation est devenue un élément de communication des responsables politiques, aux premiers rangs desquels Bruno Le Maire, ministre de l’Economie française. Dans un livre publié le 4 mai dernier, le patron de Bercy écrit : “Il nous appartient d’accélérer la transition écologique pour faire de notre économie la première économie décarbonée de la planète”. Mieux encore : le “Green Deal” de la Commission européenne adopté en décembre dernier affiche l’objectif d’une neutralité carbone à l’horizon 2050. 

Et enfin petit 3 : durant le confinement, les différents gouvernements ont montré pour la première fois qu’ils étaient prêts - face à des circonstances exceptionnelles - à faire primer la santé sur l’économie. Ce fait inédit dans l’histoire récente préfigure-t-elle des décisions qu’ils prendront face au changement climatique ? En attendant d’avoir les réponses à ces questions, cet article vous aidera à comprendre à quoi ressemblera la France décarbonée, si ce gouvernement et les suivants, s’évertuent (véritablement) à décarboner notre quotidien. 

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La baisse des émission du confinement est loin d'être suffisante

Le confinement a mis à l’arrêt la plupart des économies mondialisées. Une étude publiée le 19 mai dans la revue Nature Climate Change souligne que les émissions mondiales devraient chuter de 4 à 7% en 2020. Une baisse historique depuis la Seconde Guerre mondiale. Malheureusement, il n’y a rien de réjouissant. Premièrement, cette chute est conjoncturelle. Deuxièmement, elle est totalement insuffisante pour maintenir le réchauffement nettement en dessous de 2°C. “Réduire les émissions de GeS de 80% d’ici à 2050 imposerait une récession globale de type Covid-19 tous les deux ans d’ici à 2050”, rappelle Jacques Delpha, directeur du think tank Asterion. Comme cette situation est aussi peu envisageable que souhaitable, les experts préconisent une transformation radicale de notre société. 

En 2018, l'empreinte carbone des Français (10,8 tonnes de CO2 éq/hab) est légèrement supérieure à celle de 1995 et restée à peu près constante depuis 2000. Elle doit tomber à 2 tonnes de CO2 par an pour être compatible avec l’Accord de Paris.

Empreinte carbone moyenne d'un Français

@Carbone 4

Alors comment y arriver ? Avant de se poser la question de ce que l’Etat français, l’Europe ou les entreprises peuvent faire, chacun peut commencer par décarboner son quotidien. Toute une série de “petits gestes” sont nécessaires pour parvenir à réduire notre empreinte carbone de 80% d’ici à trente ans. Le plus gros de l’impact individuel se fera sur l’alimentation et la mobilité. 

Le régime végétarien : 40% de vos efforts

Les carnivores, cette partie d’article est pour vous. La plus grosse part de l'impact individuel passe par l’adoption d’un régime végétarien. Saviez-vous que nos terres agricoles servaient plus à cultiver de la nourriture pour le bétail que la nôtre ? Selon le cabinet d’études Carbone 4, arrêter de manger de la viande représente 40% de la baisse maximale de CO2 qu’il est possible d’atteindre uniquement via nos changements de comportements individuels (et non collectifs). Par ailleurs, notre alimentation décarbonée se devra être de plus en plus en circuit court (même si cette mesure a nettement moins d’impact que le régime végétarien).

La mobilité est l’autre domaine dans lequel vous pouvez économiser votre compte carbone. Les pistes sont désormais connues : utiliser un vélo pour les trajets courts (avec un objectif de 12% de ces déplacements en 2030, et 15% en 2050 selon le gouvernement) et avoir recours au covoiturage pour tout le reste. Limiter au maximum de prendre l’avion.

D’autres “petits gestes” existent comme éviter l’achat de vêtements neufs ou adopter le zéro déchet, mais l’impact de ces mesures est là encore limité. Prenons l’exemple du logement : abaisser son thermostat de chauffage et installer des lampes à LEDs représentent une réduction de “seulement” 7% du total de votre baisse maximale possible (contre 40% pour le régime végétarien), alors même que le logement est l’un des deux secteurs les plus émetteurs de GeS. 

Réduction de CO2 induites par les gestes individuels

@Carbone 4

Preuve s’il en faut que l’action purement individuelle ne suffira pas à décarboner notre quotidien : Carbone 4 avance qu’elle ne représente qu’un quart de la tâche à accomplir pour atteindre lesdits objectifs cités précédemment. Une part importante de la réduction imputable aux comportements individuels des Français se fera en réalité au niveau collectif, par l’action de votre ménage ou de votre copropriété. Un logement économe en énergie passera en grande partie par l’installation d’une pompe à chaleur ou le raccordement aux réseaux de chaleur urbains (en contrepartie de l’abandon de la chaudière au fioul ou au gaz) et par la rénovation du bâtiment. Un foyer doté d’une voiture abaissera son empreinte “transport” si et seulement si les membres de la famille s’accordent pour acheter une voiture bas-carbone. 

Au total, si on ajoute les “petits gestes” individuels (mais non moins héroïques !) à l’action des groupes d’individus, les Français ont la main sur 45% selon le cabinet Carbone 4 de leur empreinte carbone. Les autorités ont ainsi la responsabilité de la majorité de la baisse d’émissions de GeS.

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Il est dangereusement contre-productif, de prétendre résoudre question climatique en faisant reposer l'exclusivité de l’action sur les seuls individus

L’enjeu passe par des réglementations et des incitations fiscales à investir dans les filières décarbonées au détriment des actifs dits polluants, par la formation de ses fonctionnaires aux enjeux climatiques, ou encore par le fait de conditionner les accords commerciaux au climat si nécessaire, conseille Carbone 4. “Il est donc vain, et même dangereusement contre-productif, de prétendre résoudre question climatique en faisant reposer l'exclusivité de l’action sur les seuls individus”, peut-on lire dans leur rapport. 

On peut voir dans le graphe ci-dessous qu’une part importante des GeS passent par inciter les investissements “verts” des ménages (les récentes annonces en faveur de prime à la casse pour l’achat de véhicules propres va dans ce sens) ou des entreprises dans la décarbonation du processus de fabrication des véhicules. 

Zoom sur la mobilité - empreinte carbone des Français

Zoom sur la mobilité - empreinte carbone des Français@Carbone 4

Rappelons que le secteur des transports est aujourd’hui le premier secteur émetteur de GeS en France (30%, selon le ministère de l’Ecologie). La stratégie du gouvernement vise une décarbonation complète des transports à l’horizon 2050, ce qui passera par un changement du moyen d’énergie. “Cela suppose une diminution annuelle moyenne des émissions de 3,8 Mt CO2 eq/an entre 2015 et 2050, alors qu’en moyenne annuelle, ces dernières ont diminué de seulement 0,8 Mt CO2 eq/an sur la période la plus récente 2005-2015”, souligne la synthèse de la stratégie nationale bas-carbone du gouvernement, soit l’équivalent de l’empreinte carbone de 350.000 Français (par an).

Concrètement, l’objectif est de commercialiser davantage de voitures électriques mais aussi des véhicules économes consommant 2L/100km pour les plus légers, et une baisse de 40% pour les poids lourds.

Mettre un terme à la plupart des liaisons aériennes domestiques

Le véhicule en lui-même n’est pas la seule voie d’économie, souligne The Shift Project, un think tank qui oeuvre à la décarbonation de l’économie. Elle doit passer aussi par une diminution du nombre de kilomètres parcourus. Les téléconférences qui se sont développées avec le confinement sont une arme redoutable pour éviter de bouger à tout-va. Par ailleurs, des règles instaurant une réduction de la vitesse et des voies de covoiturage sur autoroute sont des pistes qui devront se développer pour diminuer l’empreinte carbone. 

Le secteur aérien sera lui aussi profondément remanié. Le think tank milite pour une diminution du nombre de places en classe supérieure des avions. Celles-ci disposent de plus d’espaces, réduisant ainsi le nombre de passagers embarqués. La décarbonation devrait aussi avoir lieu sur les opérations au sol, notamment en assurant la majorité des roulages par des tracteurs électriques. Rappelons que l’usage des réacteurs de l’avion pour les manoeuvres sur les pistes est très inefficace d’un point de vue énergétique.

Surtout, les ONG mettent la pression pour supprimer d’ici à fin 2022 des liaisons aériennes domestiques là où l’alternative ferroviaire est satisfaisante. Le Shift Project avance qu’en France, pour le même trajet, un voyage en train émet en moyenne près de 40 fois moins de CO2 qu’un voyage en avion. Air France vient d’ailleurs d’annoncer une réduction de 40% de ses vols intérieurs, quand une alternative de moins de 2h30 en train existe. Une décision qui répond aux attentes du gouvernement, qui avait conditionné son aide de 7 milliards d'euros à cette contrepartie environnementale.

Le gouvernement veut aussi croire au développement de réacteurs écologiques, faisant la part belle aux biocarburants (50% en 2050), et aux avions à propulsion hydrogène ou électrique.

Nos importations viennent aggraver notre empreinte carbone

Pour réduire l’empreinte carbone des Français (qui est 1,8 fois plus importante que les émissions du territoire “France”), il faudra diminuer la consommation de biens et de services, qu’ils soient produits sur le sol national ou importés. Cela passera par une maîtrise du contenu carbone des produits à l’importation. Tous les experts s’accordent à dire qu’une telle réforme qui pourrait prendre la forme d’une “taxe carbone” ne sera pertinente qu’à l’échelon européen. 

L’ingéniosité de l’industrie française (qui représente en 2015 18% des émissions de GeS nationales) sera elle aussi fortement mise à contribution. Des voix s’élèveront pour expliquer que l'industrie a déjà fortement diminué les émissions de GeS ces dernières années. Les chiffres leur donneront raison mais à y regarder de plus près, une partie s’explique par les délocalisations industrielles hors du territoire, ce qui explique que l'empreinte carbone des Français n'est, elle, pas diminuée.

Pour réduire la demande en matière, l’économie circulaire devrait opérer une montée en puissance, ce qui aura le double avantage de diminuer par la même occasion la quantité de déchets. L’objectif du gouvernement est de réduire de 20% la production de déchets par habitant d’ici à 2050, “en prévenant la génération de déchets dès la phase de conception chez les producteurs, notamment via l’éco-conception (limitation des emballages, durée de vie et réparabilité des produits…)” peut-on lire dans la stratégie nationale du gouvernement. Parmi les mesures pour y parvenir, on notera la généralisation de la collecte des déchets organiques. Objectif : réduire de 90% les déchets envoyés en décharge (ceux n’ayant pas pu être traités) d’ici à 2035. 

L’énergie nucléaire : décarbonée, controversée et déclinante

Malgré tous ces changements, la décarbonation de l’économie ne pourra pas faire l’impasse sur la production d'énergie. Le gouvernement prévoit qu’elle soit décarbonée à l’horizon 2050 avec un recours accru à la biomasse (chaleur issue de l’environnement) et l'électricité décarbonée. En ça, la France est loin d’être un mauvais élève. La part du nucléaire (en grande partie décarbonée) dans le mix énergétique français atteint 72 % en 2019 (un record dans le monde) mais devrait refluer à 50% d’ici à 2035 pour privilégier des modes de productions moins controversés. 

La construction et le numérique mis au régime

La décarbonation se traduira aussi dans l’aménagement de nos paysages urbains et ruraux. La France dit vouloir s’inscrire dans une trajectoire de zéro artificialisation nette des sols pour maintenir la végétation (puits de carbone) et la biodiversité. Concrètement, il ne devrait plus être possible sur notre territoire de grignoter les espaces agricoles, naturels et forestiers, ni d’assécher des zones humides. Voilà pour la stratégie nationale. The Shift Project va plus loin : “stopper la construction de maisons individuelles hors démolition et reconstruction et augmenter les matériaux en bois dans la construction et la rénovation.”

Le carbone ne se cache pas seulement dans le paysage. Il est aussi dans les nuages du “cloud”. Le numérique est une source d’émissions de plus en plus importante. Il représenterait, via l’énorme consommation des data centers, 4% des émissions de GeS selon The Shift Project. Récemment son président, Jean-Marc Jancovici, l’un des chantres de la décarbonation, s’est félicité sur LinkedIn que Bouygues Telecom appelle à un report des enchères de 5G et donc de son déploiement sur le territoire national, arguant qu’il ne s’agit pas d’une urgence dans le contexte actuel. “Espérons que cet appel à ranger nos priorités dans le bon ordre sera entendu”, écrit-il. 

Autres émissions invisibles : notre épargne. Cette source de CO2 est souvent négligée. “A votre insu, vous financez des énergies fossiles”, explique François Gemenne, chercheur et spécialiste en géopolitique de l’environnement. Le confinement désormais terminé, il conseille de prendre rendez-vous avec votre banquier et de demander exactement où votre argent est placé. A noter que des fonds “verts” se multiplient à travers le monde, en particulier en Europe. Mais si ce marché est dynamique, les fonds verts restent marginaux. Il y a moins de 1% des encours d’actifs côtés, et 6,5% pour les non-côtés.

Mettre fin à la primauté de l’indicateur PIB

Tous ces changements devraient sevrer notre société de sa dépendance au carbone. Mais ils risqueraient de ne jamais voir le jour si nos indicateurs de richesse ne changent pas, avance Bettina Laville, présidente du Comité 21 qui accompagne les organisations dans la mise en place du développement durable. “Cela fait des lustres qu’on parle des différents indicateurs de bien-être !” s’emporte celle qui mena les négociations pour la France lors de la Convention Climat de Rio en 1992. “Tant que les dirigeants d’entreprises ne les prendront pas compte dans les résultats comptables et que les chefs d’Etat ne les utiliseront pas, ils resteront sans effet sur la décarbonation.” Elle plaide pour une intégration des externalités négatives sur l’environnement dans les prix de marché. “Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il deviendra intéressant de renoncer au charbon”. La route est encore longue.

Pour cette marathonienne des discussions internationales, l’heure doit tout de même être à l’optimisme. “Le fait que le gouvernement ait quand même publié sa stratégie nationale bas-carbone en plein coeur de la crise du Covid-19 montre qu’il y a un réel intérêt pour ces sujets et qu’il n’y aura pas de régressions sur les politiques environnementales”, espère-t-elle. “Surtout, l’ambiance n’est plus au climatoscepticisme, souligne-t-elle, contrairement aux années 90, où même parmi les scientifiques les plus écoutés, il y avait des doutes.”

Florent Vairet

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