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« Agrigente » de Nicolas de Staël : focus sur un chef-d’oeuvre

« Agrigente » de Nicolas de Staël : focus sur un chef-d’oeuvre
Nicolas de Staël, Agrigente, 1954, huile sur toile, 73 x 82 cm, collection particulière.

Le voyage en Sicile, à la fin de l’été 1953, agit comme un catalyseur des recherches plastiques de Staël. La lumière intense du Midi qu’il traque depuis quelques mois surgit alors dans ses tableaux en couleurs violentes. Les motifs dilués comme les teintes irréalistes s’y soumettent à une vision intériorisée du paysage.

Après son installation en Provence, exalté par les paysages et la lumière du Midi, Nicolas de Staël part pour un nouveau voyage en l’Italie. Dans un premier temps, il avait songé à séjourner à Rome, mais décide finalement de pousser vers le sud. En plein mois d’août, la Sicile offre un visage aride, dépouillé, celui d’une terre âpre, brûlée par le soleil, telle que l’ont dépeinte aussi bien l’écrivain Elio Vittorini que le cinéaste Francesco Rosi. Les ruines grecques et romaines, les églises médiévales et baroques laissent entrevoir les splendeurs passées d’une île qui, en ce milieu de XXe siècle, semble enlisée dans le sous-développement.

Le paysage dématérialisé de Sicile

Nulle part ailleurs qu’à Agrigente Staël n’a pu mieux sentir la grandeur de cette Antiquité rêvée, là où l’architecture fait corps avec la terre. Fondée au VIe siècle av. J.-C., la cité grecque d’Akragas, devenue Agrigentum sous la domination romaine, s’est développée en terrasses sur les collines tandis que, sur d’autres éminences, demeurent les ruines majestueuses de dix temples grecs, dont celui de Zeus Olympien, l’un des plus monumentaux de la Grande Grèce.
Staël ne peint pas pendant son séjour en Italie, il se contente de rapides croquis, une pratique que favorise l’adoption d’un nouvel instrument, le stylofeutre, qui lui permet d’esquisser en un clin d’oeil et quelques traits rapides la silhouette d’un site, d’un navire ou d’un édifice. Ainsi réduit à ses lignes essentielles, le paysage apparaît dématérialisé, en suspens dans le vide. Staël se désintéresse en effet de tout ce que la vue peut offrir de pittoresque : le moutonnement des oliviers sur les pentes, les paysans au travail, les richesses de l’architecture, et ce autant à Agrigente qu’à Sélinonte ou Syracuse, terme de son périple.

Nicolas de Staël, Sicile, 1953, stylo-feutre sur papier, 26,2 × 32,2 cm, collection particulière © Kunsthaus Zürich

Nicolas de Staël, Sicile, 1953, stylo-feutre sur papier, 26,2 × 32,2 cm, collection particulière © Kunsthaus Zürich

Ressentir Agrigente

La toile Agrigente présente les signes minimaux d’une relation au réel, soit la terre et le ciel partagés par la ligne d’horizon. Comme dans d’autres toiles consacrées au site, on reconnaît le versant abrupt d’une colline sur lequel s’étagent – ou plutôt semblent s’étager – les quartiers de la ville. Car en l’espèce, l’artiste entretient sciemment l’ambiguïté. Seul compte pour lui l’arrangement des teintes, véhicule de la sensation éprouvée face au paysage. Ici, le violet, le jaune, l’orange et le rouge crient, agressent l’œil par leur intensité, mais sans dissonance, car l’artiste joue en orfèvre de la complémentarité du jaune et du violet.
Toutes les teintes se juxtaposent en plans colorés, comme mises sous tension par une tectonique invisible. Pourtant ces plans au chromatisme exubérant ne sont pas parfaitement ajointés, mais séparés par des failles de clarté, à travers lesquelles perce une lumière blanche. La tension se dilue au centre du tableau, où le bleu affleure sous le jaune désaturé, comme si le peintre donnait à sentir les convulsions souterraines d’un paysage à l’apparente immuabilité. La marque de la brosse sur les plans colorés accentue la vibration de la couleur, accentuée par un ciel sombre.

Nicolas de Staël, Agrigente, 1954, huile sur toile, 73 x 82 cm, collection particulière.

Nicolas de Staël, Agrigente, 1954, huile sur toile, 73 x 82 cm, collection particulière.

Aux sources d’une couleur vibrante

L’arbitraire des teintes chez Staël – des jaunes et des rouges incandescents, des verts saturés… – ignore tout mimétisme pour ouvrir la voie à une subjectivité pure, celle de la sensation reçue. « L’été, avec ses écrasantes chaleurs, arrête, suspend tout », observait Fernand Braudel dans La Méditerranée. Et c’est un sentiment de cette sorte que cultive Staël dans la suite sicilienne, figeant le spectateur dans la sidération de cette intensité chromatique. Ces toiles inspirées par la Sicile conjuguent la rigueur architecturale de l’un et la vibration colorée de l’autre, mais paraissent jaillir également d’autres sources, plus lointaines, plus secrètes.
À Ravenne, lors de ses deux voyages, l’artiste avait découvert avec émerveillement les extraordinaires mosaïques de Saint-Vital, de Saint-Apollinaire, du mausolée de Galla Placidia… En 1951, il avait également pu en admirer de belles copies lors d’une exposition à Paris. Ignorant le passage du temps, les tesselles de verre coloré, posées au Ve et au VIe siècle, avaient conservé intact leur éclat originel, tout comme cette « opacité rayonnante » comparable au ciel romain selon Staël. D’une certaine manière, le peintre du XXe siècle a trouvé une même jubilation de la couleur, en même temps que l’éblouissement de la lumière.

Nicolas de Staël, Agrigente, 1953, huile sur toile, 54 × 73 cm, Høvikodden (Norvège), Henie Onstad Kunstsenter. © Henie Onstad Kunstsenter, Høvikodden, Norvège

Nicolas de Staël, Agrigente, 1953, huile sur toile, 54 × 73 cm, Høvikodden (Norvège), Henie Onstad Kunstsenter. © Henie Onstad Kunstsenter, Høvikodden, Norvège

Un paysage nocturne ?

Les paysages du genre de celui d’Agrigente ont été interprétés comme des scènes nocturnes. En est-on si sûr ? Car comment concilier la luminosité du coloris avec ce ciel de suie ? Peut-être faut-il se rappeler la célèbre Porte-Fenêtre à Collioure, peinte par Henri Matisse en 1914, où l’huisserie, résumée en pans de couleur verticaux, s’ouvre sur une zone d’un noir impénétrable. À cette époque, Matisse commençait à utiliser, selon ses propres termes, « le noir pur comme une couleur de lumière et non comme une couleur d’obscurité ». Staël travaille sans doute dans cet esprit, donnant à voir non pas la nuit, mais ce moment où le regard se voile de noir, lorsqu’il est ébloui par l’intensité du soleil.

Un tournant dans l’oeuvre de Staël

Après ce voyage, Staël s’isole dans son atelier de Lagnes pour accoucher des toiles qu’il porte en lui.  Les dix-neuf toiles consacrées à la Sicile se situent à une période charnière de son oeuvre. Depuis l’année précédente, le réel a fait irruption dans sa peinture, qu’il perçoit comme un dépassement de l’opposition entre abstraction et figuration. À ce virage pictural s’ajoute un changement de technique et d’outils. Fini couteau et truelle : désormais, Staël travaille avec des brosses et des tampons de gaze. Aussi la couleur n’est-elle plus travaillée en épaisseur mais étendue sur la toile pour obtenir des effets de transparence, d’affleurement. Dans son exaltation d’une couleur lumière, il retrouve des accents dont on ne voit d’équivalent que chez Van Gogh et Matisse.


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Nicolas de Staël, solaire solitude à Aix-en-Provence

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