Le Greco en 5 chefs-d’œuvre

Le Greco en 5 chefs-d’œuvre
Le Greco, Le Christ en Croix (détail), vers 1600, huile sur toile, 193 x 116 cm, Cleveland, Cleveland Museum of Art ©Bridgeman Images

Ardent, mystique, tourmenté, l'art du Greco se révèle dans toute sa splendeur au Grand Palais jusqu'au 10 février. Retour sur 5 œuvres phares de cette première rétrospective française.

 

 


L’Adoration du nom de Jésus
dit aussi Le Songe de Philippe II, vers 1578-1579
huile sur toile, 140 x 109,5 cm
Madrid, monastère San Lorenzo de El Escorial ©Scala, Florence

Peinte pour Philippe II vers 1578-1579, cette œuvre a été interprétée comme une allégorie de la Sainte Ligue conclue entre l’Espagne, la papauté et la République de Venise pour combattre l’expansion de l’Islam et les Ottomans. Au premier plan sont représentés le pape Pie V, le doge de Venise Alvisio Ier Mocenigo et le roi Philippe II. En prière ou en action de grâce, les yeux tournés vers le ciel, ces représentants des pouvoirs spirituel, économique et politique alliés contre l’Infidèle composent virtuellement une pyramide dont le sommet pointe une nuée céleste, assemblée d’anges et d’élus réunis en apesanteur autour du nom rayonnant du Sauveur, le monogramme IHS. En fond, au-delà d’une arche rougeoyante, le paysage se transforme en une géhenne obscure parcourue de fleuves incandescents, peuplée d’une foule ondulante de chrétiens implorants tandis qu’à droite, la gueule béante et sinistre d’un monstre, la bouche de l’enfer, engloutit une multitude de damnés. La variété des titres donnés à cette composition – Le Songe de Philippe II, L’Allégorie de la Sainte Ligue, L’Adoration du nom de Jésus, Le Jugement dernier mais aussi La Gloire de Philippe II, en référence à La Gloire commandée par Charles Quint à Titien – traduit sa richesse. À l’idéologie politique de la défense de la Chrétienté, à la célébration de la victoire de Lépante, s’ajoute une symbolique plus vaste, propre à la pensée de l’époque, celle d’une lutte spirituelle entre le Ciel et la Terre, qui doit se résoudre par l’élévation vers le Salut. Stylistiquement, la toile condense tout ce qui fait la profonde originalité de Greco : l’indifférence à une imitation vraisemblable de la nature et de l’espace, le schématisme conceptuel de la tradition byzantine, joints à l’expressivité de la forme serpentine et au chromatisme de l’art maniériste italien. Le foisonnement des scènes se résorbe grâce aux mouvements des figures, aux ondulations des lignes dans un mouvement ascensionnel vers la couleur pure et la lumière dorée.


Pietà
1580-1590, huile sur toile, 121 x 155,8 cm
Collection Niárchos ©Collection particulière

Réalisée à Tolède, vers 1580-1590, la Pietà de la collection Niárchos traduit l’influence de celle sculptée par Michel-Ange pour Saint-Pierre de Rome. Le cadrage est dramatiquement resserré sur le groupe horizontal des figures, réduisant l’arrière-plan à un pan de ciel obscur, pour se concentrer sur le corps étendu offert à la vénération. L’exposition des blessures, les regards de Marie-Madeleine et de la Vierge accentuent l’intensité spirituelle de la scène. La composition se développe de droite à gauche, de Marie-Madeleine et de la Vierge en position d’adieux à Joseph d’Arimathie qui soulève le corps pour l’emporter. Les diagonales ascendantes répétées jusqu’au manteau à gauche qui semble se dresser de lui-même rendent visible le mystère de la scène : le « transport » d’un corps mort devenant un corps gracieux, promis à la résurrection.


Sainte Marie-Madeleine pénitente
vers 1584, huile sur toile, 108 x 101,3 cm
Worcester, Worcester Art Museum ©Bridgeman Images

La figure de Marie-Madeleine, prostituée repentie, est parmi les plus sollicitées par l’Église de la Contre-Réforme. Symbole de la pénitence et du Salut par la foi, la pécheresse convertie est emblématique de l’iconographie post-tridentine : l’effet pathétique vise l’empathie du spectateur, sollicitant la sensibilité plutôt que la raison. Le tableau de Worcester a été peint peu après l’arrivée de Greco en Espagne, initiant de nombreuses autres variations sur ce sujet qu’il affectionnait et dont on connaît cinq types de compositions, abondamment copiées par son atelier. De manière évidente, cette version procède de La Madeleine de Titien (Florence, Galerie Palatine) en dépit de l’inversion de l’arrière-plan : même césure diagonale entre le ciel lumineux, le lointain du paysage et l’opacité sombre du rocher, même présence immédiate de cette masse contre laquelle la sainte, baignée de lumière, apparaît les yeux tournés vers le ciel avec les accessoires de sa réclusion érémitique – le crâne, les Évangiles – et son attribut, le pot à onguent. Greco élimine d’emblée l’ambiguïté de l’extase au profit d’une expression méditative. Toutefois, la touche mouvementée qui bouleverse dramatiquement le ciel et le paysage désertique à l’allure fantastique révèlent une prise de distance avec le modèle du maître vénitien. Dans la toile de Worcester, le peintre abandonne certains éléments d’iconographie présents sur les versions antérieures : la nudité de la chair, le sein qui transparaît sous le voile, la main posée sur la poitrine. La prostituée repentie est ici enveloppée d’étoffes, mains croisées en prière sur les genoux. De même, l’allongement sinueux de la figure, le surdimensionnement des yeux baignés de larmes, ce mouvement de tension vers le haut qui affecte l’ensemble de la toile provoquent une spiritualisation accrue de la sainte, comme absoute de tous les signes de son passé peccamineux.


Le Christ en Croix
vers 1600, huile sur toile, 193 x 116 cm
Cleveland, Cleveland Museum of Art ©Bridgeman Images

Peinte vers 1600, la Crucifixion de Cleveland porte à leur paroxysme les choix picturaux mis en œuvre dix ans plus tôt par l’artiste dans le Christ en croix du Musée du Louvre. Croix dressée sur un ciel d’orage, suppression des figures de la Vierge et de saint Jean, cadrage en contre-plongée : tout est fait pour focaliser le regard sur le corps du Christ et sa nature transcendante. Ici, le peintre a également supprimé les donateurs. Ne demeure que le noir du ciel et le corps lumineux du Christ démesurément allongé, comme tendu vers le ciel. Si au niveau inférieur apparaissent le profil obscur d’une colline et les frondaisons de quelques arbres, paysage déserté et funèbre, la base de la Croix demeure invisible et le lieu se réduit toujours à un ciel ténébreux de fin du monde. Les trouées lumineuses sont devenues quelques zébrures électriques, la palette s’est assombrie – des noirs, des verts acides, des gris. L’opacité, la densité en sont accrues et ainsi la puissance dramatique de la scène. Devant ce ciel « crucifié » se contemple la solitude du Christ.


L’Ouverture du cinquième sceau, dit aussi La Vision de saint Jean, 1610-1614, huile sur toile, 222,3 x 193 cm, New York, Metropolitan Museum of Art ©The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais/image of the MMA

L’Ouverture du cinquième sceau
dit aussi La Vision de saint Jean,
1610-1614, huile sur toile, 222,3 x 193 cm
New York, Metropolitan Museum of Art ©The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais/image of the MMA

Oeuvre de la maturité, peinte entre 1610 et 1614 pour l’église de l’hôpital Saint-Jean-Baptiste de Tolède (hôpital Tavera), L’Ouverture du cinquième sceau appartient à un ensemble monumental conçu pour le maître-autel. Une Annonciation, aujourd’hui conservée à la Galerie nationale d’Athènes, et un Baptême, demeuré in situ, encadraient cette vaste composition dont la partie supérieure a été coupée lors d’une restauration au musée du Prado en 1880. Dans un espace dépouillé de toute référence familière, réduit à des coordonnées plus conceptuelles que concrètes, à des pans de couleur, l’immense arc de cercle que forme la figure démesurément allongée de saint Jean semble générer, au second plan, le déploiement sinusoïdal de sept corps nus en mouvement. Les déformations étirent les silhouettes, les ombres sinueuses et le cerne noir en exaltent la plasticité : ces corps mouvants semblent se draper autant que plonger dans la couleur. Du premier agenouillé jusqu’au dernier en extension vers le ciel, devant l’écran des voiles jaune, vert et blanc, ces silhouettes d’hommes et de femmes soulignent le paradoxe de la figure de saint Jean, l’étrangeté de ce corps qui semble autant s’allonger jusqu’à toucher le ciel de ses mains qu’être sur le point de tomber à genoux. Mais davantage, par cette torsion des personnages et de l’espace, Greco donne figure à l’étrangeté même de la vision-révélation de saint Jean à Patmos, l’Apocalypse, qui signifie littéralement « dévoilement ». Ce tableau en représente un passage, l’ouverture du cinquième sceau, qui survient après l’apparition successive des quatre cavaliers : « Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils avaient rendu […]. Une robe blanche fut donnée à chacun d’eux ; et il leur fut dit de se tenir en repos quelque temps encore ». Dans le dépouillement autant que dans l’outrance de la picturalité, le peintre épouse la structure du récit prophétique, son ambiguïté : l’expérience humaine d’une réalité spirituelle transcendante, la vision d’un monde nouveau à venir par un homme de ce monde.


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publié en collaboration avec « La Croix »

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