Les contes fantastiques de Gustave Doré

Les contes fantastiques de Gustave Doré
Gravure sur bois de 33 x 27 cm de Barbe Bleue, publiée pour la première fois dans Les Contes de Perrault, dessins par Gustave Doré, Paris, Jules Hetzel, 1862. Wikimedia Commons

Illustrateur mondialement célèbre, Gustave Doré reste un artiste étrangement méconnu. À l'occasion de la Journée mondiale du conte, retour cette oeuvre singulière qui inspira Jean Cocteau et Tim Burton.

Comment imaginer sans lui les animaux beaux parleurs de La Fontaine, la pieuvre géante des Travailleurs de la mer, l’allure bravache du Chat botté, la silhouette tragique de Don Quichotte flanqué du grotesque Sancho Pança ? Mort il y a plus de 130 ans, Gustave Doré (1832-1883) continue de hanter notre imaginaire, parfois à notre insu. Génial illustrateur, il a donné un corps et un visage aux héros de la littérature occidentale. Rabelais, Shakespeare ou Victor Hugo, il se confronta aux plus grands auteurs. Ses visions célestes ou infernales continuent à nourrir le cinéma et la bande dessinée. Dans son éloge posthume, Alexandre Dumas fils n’hésitait pas à le comparer à son propre père pour sa fécondité, sa puissance, son invention. Aux milliers d’illustrations nées au fil de la plume et du pinceau s’ajoutent les peintures, les brillantes aquarelles, les sculptures et même quelques objets d’art. « Doré n’avait qu’une spécialité, celle de réussir en tout », écrit Blanche Roosevelt, sa première biographe, en 1885.

La Maison hantée, pour Thomas Hood, vers 1867, lavis, plume et encre brune, crayon, 42,5 x 33 cm, musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg.

La Maison hantée, pour Thomas Hood, vers 1867, lavis, plume et encre brune, crayon, 42,5 x 33 cm, musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.

Un artiste sans école

Né en 1832 comme Manet, mort comme lui en 1883, Doré resta totalement étranger à l’aventure de l’art moderne, au réalisme de Courbet comme à l’impressionnisme naissant. Ceci lui valut un long purgatoire au XXe siècle. Bizarrement, son propre siècle refusa de voir en lui un véritable artiste, le renvoyant constamment à sa condition inférieure d’illustrateur surdoué. Pour avoir l’honneur d’orner de sa sculpture une place parisienne, il lui avait fallu payer, ce qui nous vaut le beau et trop peu regardé Monument à Alexandre Dumas Père, square Malesherbes à Paris. Quant à son Vase monumental ruisselant de centaines de figures enchevêtrées, présenté à l’Exposition de 1878 dans l’espoir qu’il ornerait l’un des palais de la République, il lui resta sur les bras…

Gustave Doré, Poème de la Vigne (1877-1882), copie en bronze de 1882, De Young Museum, Golden Gate Park, San Francisco. Wikimedia Commons

Gustave Doré, Poème de la Vigne (1877-1882), copie en bronze de 1882, De Young Museum, Golden Gate Park, San Francisco. Wikimedia Commons

En 1865, dans un bel hommage à l’artiste à l’occasion de la parution de sa Sainte Bible illustrée, Émile Zola écrivait ces lignes : « Gustave Doré, pour le juger d’un mot, est un improvisateur, le plus merveilleux improvisateur du crayon qui ait jamais existé […]. L’idée vient instantanément ; elle le frappe avec la rapidité et l’éblouis de sement de l’éclair, et il la subit sans la discuter, il obéit au rayon d’en haut ». L’éloge n’était pas mince, venant de l’écrivain naturaliste dont les choix artistiques étaient bien éloignés de l’idéal de Doré. Mais il contenait implicitement les reproches que, plus tard, Zola lui-même, rejoignant pour une fois la critique bourgeoise, adressa à l’illustrateur devenu peintre. Se fiant à sa main prodigieuse et à son imagination qui semblait infinie, Doré avait négligé les sacro-saintes leçons de la nature.
Dans le camp conservateur, on lui reprochait de vouloir singer la grande peinture dans des toiles aux dimensions colossales, sans avoir pris la peine d’étudier en profondeur les maîtres. Autodidacte et touche-à-tout, il n’avait « pas d’école », on ne savait où le classer. On ne pardonnait pas à ceux qui n’étaient pas sortis du moule de l’enseignement académique, celui de l’École des beaux-arts. Doré en conçut une immense amertume qui contribua sans doute, avec le constant surmenage qu’il s’imposait, à sa mort prématurée.

Gustave Doré, Trois artistes incompris et mécontents, leur voyage en province et ailleurs, Paris, Aubert, 1850, musées de la Ville de Strasbourg

Gustave Doré, Trois artistes incompris et mécontents, leur voyage en province et ailleurs, Paris, Aubert, 1850, musées de la Ville de Strasbourg

Premiers dessins humoristiques

Ce fils de bourgeois strasbourgeois dut au hasard d’un séjour familial à Paris l’orientation de sa carrière. En 1847, faussant la compagnie de ses parents, il avait découvert la devanture de l’éditeur Charles Philipon, directeur du « Journal pour rire ». Le lendemain, il était revenu avec ses dessins, croquis amusants et portraits charges. L’année suivante, il décrochait un contrat de trois ans avec Philipon. Il avait 16 ans. Tout en poursuivant ses études au lycée Charlemagne, il livra à Philipon des milliers de dessins humoristiques jusqu’en 1853. Loin de se laisser enfermer dans le genre comique, il élargit son répertoire en illustrant des œuvres littéraires. Le succès de ses planches pour les Œuvres de Rabelais en 1853 lança la vogue du genre « Moyen Âge bouffon » dans lequel s’engouffrèrent les éditeurs.

gustave doré, L’Enfance de Pantagruel, vers 1873, aquarelle, plume et encre brune sur traits de crayon, 36 x 47,8 cm, musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. Wikimedia Commons

gustave doré, L’Enfance de Pantagruel, vers 1873, aquarelle, plume et encre brune sur traits de crayon, 36 x 47,8 cm, musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. Wikimedia Commons

Le vulgarisateur du « beau livre »

Devenu l’illustrateur le plus demandé de son temps, il conçut l’idée de « faire collection » et de réunir dans un format unique, l’in-folio, les chefs-d’oeuvre de la littérature, dressant une première liste : Ovide, Shakespeare, Racine, Corneille, Goethe, Schiller, Hoffmann… Il fut sinon l’inventeur, du moins le vulgarisateur du « beau livre », monument luxueux dont le poids et le format rendent la lecture presque impossible mais qui met admirablement en valeur les planches. On les admirait religieusement après avoir soulevé la mince feuille de papier de soie qui les voilait, véritable lever de rideau en miniature découvrant un nouveau décor, une nouvelle scène émerveillant les spectateurs. Doré dessinait directement sur la planche de bois, un buis blanc et coûteux, au grain serré, qu’il confiait ensuite au graveur. Il contribua à la formation d’une élite de graveurs virtuoses capables de transcrire par des hachures et des pointillés les effets les plus complexes. Quelques planches de bois conservées telles qu’elles sortirent des mains de Doré montrent combien la tâche était ardue.

Gustave Doré, Illustration pour La Belle au Bois Dormant de Charles Perrault,1867. Wikimedia Commons

Gustave Doré, Illustration pour La Belle au Bois Dormant de Charles Perrault,1867. Wikimedia Commons

Aux confins du fantastique

Replacés dans le contexte des travaux d’illustration, quelques spécimens de sa peinture que les Goncourt décrivent comme « grotesquement gigantesque » mettent l’accent sur le caractère visionnaire de cette oeuvre. Peu importe le format : géantes ou ramenées aux dimensions du livre, les images créées par Doré frappent avec force l’imagination. La composition s’organise en quelques plans simples, très contrastés, découpés comme des praticables de théâtre. L’éclairage dramatique évoque lui aussi l’univers théâtral. Conservé au musée de Bourg-en-Bresse, le vaste Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer (1861) est un exemple de choix de cet art du spectacle aux confins du fantastique. Tels deux spectres, les protagonistes se dressent au centre de la toile, dans un paysage lunaire où se tordent les damnés.

Gustave Doré, Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer, 1861, huile sur toile, 315 x 450 cm, musée du monastère royal de Brou. Wikimedia Commons

Gustave Doré, Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer, 1861, huile sur toile, 315 x 450 cm, musée du monastère royal de Brou. Wikimedia Commons

Les images de la littérature mondiale

De superbes dessins au lavis éclairés de rehauts de gouache blanche illustrant Tennyson, Milton, Shakespeare ou Hugo traduisent la même recherche du spectaculaire dans de saisissants clairs-obscurs. L’Ascension et Le Christ quittant le prétoire permettent d’évoquer l’abondante production religieuse de l’artiste qui, grâce aux illustrations de la Bible, connut une diffusion mondiale. « L’inspiration religieuse et spectaculaire de Doré a profondément marqué le cinéma dès son origine, de Griffith à Cecil B. de Mille et jusqu’à nos jours », souligne l’historien de l’art Philippe Kaenel, commissaire de l’exposition « GUstave Doré, l’imaginaire au pouvoir » au musée d’Orsay en 2013. « De même, son pouvoir de captation des imaginaires littéraires reste vivace aujourd’hui. Comment imaginer Dante, les Fables de La Fontaine, les Contes de Perrault sans le philtre optique de l’oeuvre de Doré ? Il a donné à voir la littérature mondiale. » De Jean Cocteau à Tim Burton et aux Studios Pixar, nombreux sont les enfants de Gustave Doré…

 

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