Le mystère Félix Vallotton, peintre de la trahison et de la vérité travestie

Le mystère Félix Vallotton, peintre de la trahison et de la vérité travestie
Félix Vallotton, Le Ballon, 1899, huile sur carton collé sur bois, 48 cm x 61 cm, musée d'Orsay, Paris ©Wikimedia Commons

Le 28 décembre 1865, Félix Vallotton est né. Redécouvrez la vie de ce peintre, graveur, écrivain et critique d'art d'origine suisse qui nous a laissé plus de 1700 œuvres. L’aspect lisse et policé des tableaux, leur technique impeccable, leur style distancié, mettent au ralenti les tensions, violences et passions sous-jacentes.

Par pudeur ou par désillusion, certains êtres à vif ont oublié de sourire. Le masque de la gravité leur sert de rempart, dissimulant un monde intime, au trouble tangible. Sobre et souvent sombre, Félix Vallotton (1865-1925) est de ces brouilleurs de pistes. La joie, la spontanéité, la légèreté ne viennent éclairer ni ses paysages, ni ses autoportraits, pas plus que ses nombreux tableaux de commande. S’il croque dans ses nus la réalité avec sincérité, il s’empresse, dans ses gravures, de la draper de mystère. D’un trait incisif, soutenu, d’aplats sûrs, il projette sans affect son ironie grinçante. Dès lors, son abondante production, qui compte 1704 œuvres, semble refléter l’inquiet questionnement d’un homme n’ayant jamais cessé d’être son propre spectateur, souvent désenchanté, toujours réservé, parfois aimant, mais habité peut-être de cette inépuisable mélancolie qui hante ceux dont le désir est trop grand.

Félix Vallotton, Le Suicide, 1894, gravure sur bois ©Wikimedia Commons/Cyrille Largillier

Entre deux eaux

La vie pour Vallotton s’apparente à un duel constant. Il est modeste mais ambitieux, séducteur mais misogyne, contemplatif mais acerbe, engagé mais rangé. Ses sympathies anarchistes se mêlent à des aspirations bourgeoises. Malgré sa naturalisation française, en 1900, il conserve la nationalité suisse, tel un exilé attaché à ses racines et à sa mémoire. De Lausanne, où il est né en 1865, à Paris, où il va se révéler dès 1882 en tant que peintre, graveur, mais également en littérateur et en critique d’art, l’artiste s’emploie à consigner avec méthode et minutie les images et les sensations éprouvées depuis son enfance, opérant un permanent aller-retour entre présent et passé. Cherchant peut-être à fixer les strates et les traces de son existence, Félix Vallotton voue un culte à ses souvenirs, les explore, les ressasse, les amplifie, les codifie, nourrissant grâce à eux son vocabulaire de peintre et de dramaturge. Aussi, la chute accidentelle d’un jeune ami, Vincent, survenue dans son enfance au cours d’un jeu au bord d’une rivière suisse, semble l’avoir particulièrement marqué. Tenu pour responsable de cet accident pourtant sans suite, confronté à une injustice, Vallotton en nourrit son imagination fertile. L’épisode trouvera d’ailleurs un prolongement dans son roman autobiographique La Vie meurtrière, paru en 1907. Le narrateur y révèle une malédiction dont il se croit la victime, pensant porter malheur à tous ceux qu’il approche, y compris à la femme qu’il aime. L’eau, la noyade, l’asphyxie seront ses obsessions. Elles impriment son rapport à la vie et imprègnent l’atmosphère de ses tableaux. Menaçantes, elles s’immiscent dans ses toiles et ses gravures. En témoignent notamment le Portrait de Juliette Lacour, Le Suicide, L’Épave, L’Enlèvement d’Europe ou La Marée montante à Houlgate. Dans son Journal, le peintre confie avoir un jour été happé par les eaux. Ce souvenir, réel ou imaginaire, le hante comme un mauvais rêve, fait de lui un rescapé, survivant d’infortune, qui observe le monde depuis le royaume des morts et tente de se convaincre de sa propre existence. C’est probablement la raison pour laquelle ses autoportraits portent en eux une tragique et intraitable lucidité, suggérant sans ménagement une part d’ombre envahissante et corrosive.

Félix Vallotton, Monsieur Ursenbach, 1885, huile sur toile, 97 x 130 cm, Kunsthaus de Zurich ©Wikimedia Commons

De singuliers pas de côté

Malgré un premier succès en 1885, au Salon des artistes français avec le portrait de Monsieur Ursenbach (Zurich, Kunsthaus), il vit à Paris dans une grande précarité. C’est pourtant à cette époque qu’il précise son approche et sa méthode. Paysages et portraits répondent aux mêmes principes, empreints de souvenirs lointains ou immédiats, cherchant au-delà de la représentation une expression intérieure. Tel un comptable appliqué, Vallotton n’a pas encore vingt ans lorsqu’il décide d’ouvrir, le Livre de raison qui ordonnera chronologiquement toute sa production jusqu’à la fin de sa vie. Mais le jeune homme, formé à l’Académie Julian demeure insatisfait, se mésestime, trouve ses progrès insuffisants. Il se désespère devant les toiles des maîtres anciens qu’il admire, de Léonard de Vinci à Albrecht Dürer « qui, à quinze ans, étonnaient déjà le monde », écrit-il à son frère Paul.

À travers l’étude de Hans Holbein, Vallotton poursuit sa quête d’un réalisme sans concession que révèle l’intérêt psychologique porté à ses figures et la force descriptive de ses natures mortes. Et bientôt, en 1886, sa rencontre avec le graveur Jasinski, dont il réalisera un portrait, l’entraîne vers une reconnaissance soudaine. La Gazette de Lausanne lui ouvre ses colonnes en 1890 et, quatre ans plus tard, La Revue blanche, dirigée par Thadée Natanson, lui offre une salutaire voie de traverse. En collaborateur attitré, il laisse libre cours à son impulsion, abandonnant dans la presse la retenue protestante qui l’engonce. Il écrit et grave, publiant des critiques d’art mordantes – il s’enthousiasmera pour Degas, défendra Meissonnier, Toulouse-Lautrec, le douanier Rousseau – et inventant un genre de portrait gravé au style épuré, à l’impact graphique instantané.

Félix Vallotton, Le mensonge Intimités I, 1897, gravure sur bois ©Wikimedia Commons

Une vie et son double

Quand l’affaire Dreyfus éclate en 1894, Vallotton a déjà épousé des idéaux libertaires. Il fustige la vie bourgeoise, l’hypocrisie des apparences, la fausseté des sentiments convenus dans ses Intimités, gravées en 1898. Entre fascination et répulsion, il est sans pitié. « Qu’est-ce que l’homme a fait de si grave qu’il lui faille subir cette terrifiante ‘ associée ‘ qu’est la femme ? » déclare-t-il. Pourtant, il n’a cessé d’enchaîner les conquêtes, des modèles aux élégantes rangées. Sa posture misogyne lui permettrait-elle d’accepter par le mépris ses faiblesses sensuelles de séducteur ? Vallotton continue là encore d’élever des paravents. On le croit craintif, il est radical. On le voit amer, il plonge dans la nostalgie. Il se veut goujat mais sa tendresse le désarme. Il réinvente sa vie dans l’écriture et la peinture. Ingres, qu’il porte aux nues, l’y aide, lui offrant l’érotisme glacé dont il pare le corps des femmes. Ses « morceaux de nus », comme son Étude de fesses sans complaisance, proche de Courbet, laissent exploser ses contradictions. Ainsi, en témoin impartial des imperfections de la chair, il se plie pourtant, dans Le Bain turc, à l’exercice « classique » du nu allongé, en écho à Ingres ou Manet. Eros et Thanatos, pulsions croisées de libido et de morbidité : Vallotton suggère un spleen baudelairien qui semble échapper à son entourage, à l’exception de sa collectionneuse et confidente Hedy Hahnloser : « On vous reproche d’être froid. Mais cette observation ardente, ce scrupule, cette pudeur dans l’expression, n’est-ce pas de l’amour, celui qui se condense et se ramasse pour mieux étreindre et ne se satisfait jamais ? ».

Félix Vallotton, Étude de fesses, 1884, huile sur toile, 38 x 46 cm, collection privée ©Wikimedia Commons

Le peintre coucherait-il ses peurs sur la toile pour tenter de leur échapper ? Un espace aquatique angoissant, des intérieurs déshumanisés ne livrant que des indices de vie – ici un haut-de-forme, là une canne –, des couples en huis clos, une relecture acerbe et caricaturale de la mythologie, une vision obsessive et dévorante de la mort… les masques du peintre tombent un à un, au fil de ses œuvres. L’homme cherche bientôt le repos. Il le trouvera vite, doublé d’une position sociale assurée, en la personne de Gabrielle Rodrigues-Henriques, issue de la famille des grands marchands Bernheim, qu’il épouse en 1899. Le voyage de noces de ce mariage raisonnable le ramène à sa Suisse natale. La riche veuve, mère de trois enfants lui apporte une douceur familiale « préfabriquée », dans la quiétude de ce qui ressemble à un renoncement. Se détournant alors des affres du créateur solitaire et tourmenté Vallotton, rassuré, assemble et recompose dans une paix feutrée des paysages et des instants éternisés qu’illustrent Le Ballon ou Sur la plage (1899, Zurich, Kunsthaus). Pourtant, toujours lui-même, il n’hésitera pas, plus tard, à en livrer ce commentaire : « J’ai horreur de cette fausse vie, en marge de la vraie, j’en souffre des premiers jours et malgré vingt ans de ménage aussi cruellement qu’au début. » Au tournant du XXe siècle l’artiste poursuit son cap. « L’Ingres réaliste », comme le décrit le poète et critique d’art Joachim Gasquet, s’est imprégné en observateur attentif de toutes les positions avant-gardistes du moment. D’un symbolisme éthéré à un radicalisme nabi, il a intégré les techniques de ses contemporains, s’est à la fois approprié leurs méthodes et les courants d’idées qu’elles véhiculent. Vallotton traduit. Ainsi, sa vision érotisée de la femme, renforcée d’accessoires – rose épanouie, cigarette, bâton de rouge à lèvres – coïncide avec un mouvement d’émancipation qui bouleverse les idées reçues. Aux femmes lascives, il oppose des figures corsetées, comme prisonnières de leur propre image. Danger attirant, menace mortelle pour le créateur, la femme est le lieu privilégié du duel que Vallotton entretient, exhibe et dissimule.

Félix Vallotton, Verdun, 1917, huile sur toile, 114 x 146 cm, Musée de l’Armée ©Wikimedia Commons

L’œil photographique

Pourtant, quand survient la Première Guerre mondiale, lorsque la menace est tangible et immédiate, le peintre abandonne ses défenses et tente de s’engager physiquement dans le conflit. Son âge lui fait obstacle et sa demande est refusée. Militant, il édite en 1915-1916 une série de bois gravés intitulée C’est la guerre ! Estampes violentes, chargées d’effroi. En 1917, dépressif mais opiniâtre, il participe à une mission artistique et se rend sur le front. Ses toiles résonnent du « grondement lointain du canon » dont il rapporte un Verdun oppressant, lumineux et abstrait. Après la guerre, il peindra une nature déshumanisée. Il met son œil de photographe clinicien, empreint de vérisme, au service de couchers de soleil dont il s’attache à saisir l’inattendu et l’étrangeté, confinant le spectateur dans la posture de l’indiscret. Ses volumes transformés en surfaces, ses fragments recomposés, ses tons locaux réagencés, son univers asphyxié trouveront suiveurs et adeptes. Avec retenue et discrétion, pessimisme et puissance, radicalisme et constance, le complexe Félix Vallotton aurait-il su transmettre cette impulsion qui, quelques générations plus tard, surgira chez les surréalistes, jaillira dans le Pop Art, traversant l’Atlantique jusqu’à Edward Hopper ? « La vie est une fumée, on se débat, on s’illusionne, on s’accroche à des fantômes qui cèdent sous la main, et la mort est là », écrit-il en 1921. Celle-ci le fauchera à Paris en 1925. Peintre de la trahison, de la vérité travestie, d’une sincérité bafouée et désabusée, Félix Vallotton a dépeint le monde tel qu’il le pensait et l’analysait plus qu’il ne le voyait. Au-delà d’une œuvre silencieuse il serait l’artisan de l’image du non-dit.

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