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Exposition Bonnard au musée de Grenoble : l’éblouissement des couleurs

Exposition Bonnard au musée de Grenoble : l’éblouissement des couleurs
Pierre Bonnard, Nu devant la cheminée (détail), 1919, huile sur toile, 77,5 x 59,5 cm, Saint-Tropez, Musée de l'Annonciade ©Photo RMN-GP.

Pierre Bonnard (1867-1947) ambitionnait de « rendre vivante la peinture ». L’exposition que lui consacre le Musée de Grenoble envisage son œuvre sous l’angle des « couleurs de la lumière » et montre une peinture affranchie de la réalité.

« Je n’aime pas Bonnard. Je ne veux pas être touché par ce qu’il fait. Ce n’est pas vraiment un peintre moderne ; il obéit à la nature, il ne la transcende pas ». Pour Picasso, Bonnard « n’est qu’un néo-impressionniste, un décadent, un crépuscule, pas une aurore ». Il lui reproche d’être trop soumis à sa sensibilité, trop tributaire des impressions que lui offre la nature. Ce jugement sera, en substance, celui de la critique moderniste, pour qui Bonnard faisait figure d’impressionniste attardé à l’ère des avant-gardes. Certes, les œuvres de sa période nabie, au début de sa carrière, étaient reconnues pour leur importance historique, à l’instar de celles de Vuillard, Sérusier ou Maurice Denis. Mais après ça, donc dès le tournant du siècle, Bonnard quitte le « train  de l’histoire » pour cultiver son jardin de peinture, en toute désuétude.

Une autre modernité

Heureusement, on est revenu de cette vision et Bonnard apparaît désormais comme la grande figure tutélaire d’une autre modernité échappant au schéma évolutionniste qui prévalut au siècle dernier. Depuis plusieurs décennies, en effet, son art, mieux étudié, révèle sa  complexité, et les jugements à l’emporte-pièce du grand Pablo nous paraissent une vue de l’esprit. Bonnard ne « transcenderait » pas la nature ? La bonne blague !

L’Atelier au mimosa, 1939-1946. Musée national d’art moderne - Centre Pompidou Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Bertrand Prévost

L’Atelier au mimosa, 1939-1946. Musée national d’art moderne – Centre Pompidou © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Bertrand Prévost

Le mythe du peintre obsédé par la lumière a fait long feu. Il est vrai qu’il notait par écrit les variations météorologiques, au quotidien, dans un agenda. Mais, curieusement, cette habitude semble avoir eu peu d’incidence sur son travail. Georges Roque, dans le catalogue de l’exposition grenobloise, démontre de façon convaincante à quel point Bonnard s’inspirait peu de la lumière naturelle. Il n’aimait pas travailler sur le motif. « Ce n’est pas possible. Les effets de lumière changent trop vite. Je fais de petits croquis et note les couleurs. » Puis il rentrait travailler à l’atelier, à la lumière électrique, ses petits dessins lui servant d’aide-mémoire.

Réinventer la lumière

Bonnard ancra son existence en différents lieux : Paris, où il fit son apprentissage et ses premières armes de peintre ; le domaine familial du Grand-Lemps, en Isère, où il revint régulièrement, de son enfance jusque vers 1912 ; puis sa maison normande, baptisée Ma Roulotte, près de Vernon ; et enfin, à partir de 1925, la villa Le Bosquet, au Cannet, dans le Midi, où il passa le reste de sa vie. On a beaucoup glosé sur sa découverte de la lumière du Midi (à Saint-Tropez, dès 1904). En réalité, les toiles peintes ici ou là, ou se référant à tel ou tel lieu de séjour, ne reflètent pas vraiment la lumière locale, leurs choix chromatiques ne correspondent à aucune réalité  atmosphérique, ils obéissent à d’autres règles et composent une autre lumière, qui est celle du tableau. Cette lumière « de peinture » est faite de couleurs dont on voit bien – et toujours plus avec la maturité du peintre – qu’elles flamboient, grésillent et illuminent, pour leur propre compte et leur propre gloire, sans payer aucun tribut à la lumière du ciel. Bonnard proclame l’autonomie du tableau par rapport à la réalité, notion chère à l’art moderne, tout autant que ses pairs, fauves, cubistes et autres. Par ses compositions rigoureuses et inventives (cadrages inédits, où le motif « échappe », vues plongeantes, qui étendent les surfaces, jeux de miroirs…) comme par le déchaînement lyrique de la palette, la peinture prend de considérables distances avec la réalité qu’elle est censée représenter. Sans couper les ponts : Bonnard reste attaché au monde des objets, à la figure, et au récit que ceux-ci tissent entre eux, pour virtuel et indéfini qu’il soit.

Crépuscule ou La Partie de croquet, 1892. Paris, musée d’Orsay Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Crépuscule ou La Partie de croquet, 1892. Paris, musée d’Orsay
Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Êtres et lieux familiers

Les êtres et les lieux qui peuplent son œuvre sont issus de son monde familier. Ce sont ses amis et ses proches, et c’est sa compagne, Marthe (de son vrai nom, Marie Boursin), que l’on retrouve de toile en toile, nue à sa toilette, reflétée dans le miroir de sa coiffeuse, allongée dans la baignoire, flânant paresseusement dans sa chambre. Marthe que Bonnard continuera à peindre, éternellement jeune, même lorsqu’elle sera devenue vieille. Et, de même, ce sont toujours les mêmes lieux que l’on retrouve peints, la salle de bains, la salle à manger, la terrasse, le jardin… Ces espaces, dans les différentes maisons, étaient modestes, on le sait. Mais Bonnard leur confère une ampleur, et un caractère enchanteur qui est le propre du souvenir, de la chose remémorée, passée par des filtres affectifs. Ne pas peindre les choses sur le motif mais d’après mémoire : cet écart est nécessaire à Bonnard pour décanter, revivre et magnifier par la peinture une réalité qui, autrement, se dérobe. Bonnard est souvent comparé à Marcel Proust, on voit pourquoi. Ces évocations du monde familier ont pourtant la saveur de « choses vues », l’à vif d’instants saisis au vol.

Pierre Bonnard, Trouville, la sortie du port, 1938-1945. Huile sur toile. Paris, Musée d’Orsay. Dépôt au Centre Pompidou - Musée national d’art moderne. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / image RMN-GP

Pierre Bonnard, Trouville, la sortie du port, 1938-1945. Huile sur toile. Paris, Musée d’Orsay. Dépôt au Centre Pompidou – Musée national d’art moderne. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / image RMN-GP

Ici, on touche à l’une des sources d’inspiration importantes pour Bonnard, la photographie, qu’il pratiqua en amateur, mais dont l’expérience eut un fort impact sur sa peinture (lire encadré). On retrouve dans ses tableaux bien des motifs, scènes et personnages photographiés par lui. Mais on y retrouve aussi des propositions formelles et plastiques directement issues des qualités et des défauts de la photographie d’amateur : cadrages fantaisistes, déformations, flous, figures en mouvement, glissements hors-champ, éblouissements intempestifs, bref tout un répertoire de « ratés » que le peintre sut exploiter, renouvelant son vocabulaire plastique et cultivant la sensation d’instantanéité. Instants suspendus, saisis au vol, mais réinsérés dans le temps long de la peinture, dans sa matérialité épaisse, et magnifiés par la couleur, comme un thème musical, une petite mélodie, l’est par l’orchestre ou le grand orgue.

Visions arcadiennes

Une autre analogie vient à l’esprit. Chez Bonnard, la couleur, riche, gorgée, joue à la façon des anciennes enluminures et des peintures à fond d’or, et les évocations de la vie familière sont ainsi élevées au rang des enchantements du sacré et de la fable. De fait, entre ses paysages arcadiens peuplés de créatures mythiques, comme l’ensemble de 1916 (La Symphonie pastorale, Le Paradis terrestre…), et ses jardins familiers, la frontière est très perméable. Un même enchantement transfigure le mythe et la réalité. La peinture se fait miroir, non de mondes imaginaires, pas plus de la vie quotidienne, mais d’une vie, en quelque sorte, rêvée. Ou hantée par le souvenir du « vert paradis » de l’enfance, qui chez lui a pour cadre le domaine du Grand-Lemps, lieu des révélations enfantines et du bonheur familial. Ces visions arcadiennes peintes par Bonnard, paysages aux lumières neuves, jardins d’inaltérable fraîcheur habités de femmes, d’enfants et animaux joueurs, tables servies de fruits en abondance, salons pleins d’ombre rose, écartelés de grandes baies d’où jaillit le fouillis végétal, salles d’eau où Marthe, sans fin, polit ses formes fuselées, ces visions glorieuses d’un âge d’or quotidien ont aussi, bien sûr, un arrière-goût de fragilité, d’évanescence et de nostalgie, qui les rend d’autant plus désirables.

Intérieur blanc, 1932. Grenoble, musée de Grenoble. ©Ville de Grenoble/musée de Grenoble - J.-L. Lacroix

Intérieur blanc, 1932. Grenoble, musée de Grenoble. ©Ville de Grenoble/musée de Grenoble – J.-L. Lacroix

Bonnard photographe

Dans les années 1890, Bonnard s’équipa d’un Pocket Kodak, qu’il utilisa principalement entre 1897 et 1905. Il a laissé quelque deux cents épreuves photographiques, œuvres d’un amateur sans prétention artistique, qui sont autant d’instantanés de la vie familiale au domaine du Grand-Lemps. On y surprend ses proches, sa mère Élisabeth, son frère Charles, et toute la famille Terrasse : sa sœur Andrée, son mari, leurs enfants, la nourrice. On retrouvera les mêmes scènes dans sa peinture, déjeuners au jardin, cueillettes, enfants s’ébrouant dans les bassins ou jouant avec les animaux. Mais aussi, plus intime encore, l’image de Marthe nue, au milieu des feuillages ou dans sa salle de bains. La photographie a fortement marqué la vision de l’artiste, lui a appris à capter la spontanéité des attitudes, mais aussi à déconstruire les schémas traditionnels de la représentation.


Les + de l’exposition

C’est une véritable rétrospective, abondante en œuvres, avec d’intéressantes sections consacrées aux dessins et aux photographies de Bonnard. Les essais du catalogue sont tout à fait éclairants.

Les –

Faire appel à un grand photographe comme Bernard Plossu pour « accompagner » l’œuvre et la vie de l’artiste n’est pas une mauvaise idée mais ses vues de la maison-atelier du Cannet, si elles témoignent de l’humilité des lieux, paraissent un peu douceâtres.


À voir

L’exposition « Bonnard. Les couleurs de la lumière », Musée de Grenoble, du 30 octobre au 30 janvier, en partenariat avec le musée d’Orsay.

L’exposition « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne  », à la Fondation Louis Vuitton, du 22 septembre au 22 février, qui présente de nombreuses toiles de Bonnard.


À lire

Le catalogue de l’exposition, In Fine éd. d’art (320 pp., 35 €).

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