Artistes femmes ni muses, ni soumises

Artistes femmes ni muses, ni soumises
Berthe Morisot, Femme à l'éventail, 1876, huile sur toile, 62 x 52 cm, collection privée ©Wikimedia Commons/Sothebys

Souvent ignorées de l'histoire de l'art, les artistes femmes ont émergé seulement à la fin du XIXe siècle. Retour sur le combat des femmes pour s'imposer en tant qu'artistes « tout court ».

Longtemps soumises au bon vouloir d’un père ou d’un frère pour être formées en tant qu’artistes, les femmes se font rares dans l’histoire des arts occidentaux. Hélène, fille de Timon d’Égypte, en l’an 400 avant Jésus-Christ, serait la première d’entre elles. Dans notre ère, il faut attendre Margareta Van Eyck, sœur et « compagnonne » de Van Eyck née en 1370, pour poursuivre cette « généalogie héroïque », qui voit défiler par épisodes la sculptrice Sabina von Steinbach (XIIIe siècle), les peintres Sofonisba Anguisciola et Artemisia Gentileschi au tournant des XVIe et XVIIe siècles, Angelica Kauffmann, Adélaïde Labille-Guiard et Élisabeth Vigée-Le Brun au XVIIIe, puis Rosa Bonheur, Marie Bashkirtseff, Berthe Morisot et Marie Cassatt au XIXe siècle.

Artemisia Gentileschi, Marie-Madeleine en extase, huile sur toile, 1611 ou 1613, Collection particulière. Wikimedia Commons

Artemisia Gentileschi, Marie-Madeleine en extase, huile sur toile, 1611 ou 1613, Collection particulière. Wikimedia Commons

La carrière artistique institutionnelle fermée aux femmes

Même si l’on voit quelques talents féminins exposer à partir de 1860 au Salon de Paris, la carrière artistique institutionnelle est fermée aux femmes. L’école des Beaux-Arts leur est interdite, les commandes officielles d’œuvres originales sont rares et la misogynie fait rage. « L’intrusion sérieuse de la femme dans l’art serait un désastre sans remède », disait Gustave Moreau de sa collègue Marie Bashkirtseff. « Que deviendra-t-on quand des êtres […] aussi dépourvus du véritable don imaginatif viendront apporter leur horrible jugeote artistique avec prétentions justifiées à l’appui ? »

« Comment une femme peut-elle se convaincre qu’elle peut acquérir le statut d’artiste professionnel et affirmer la légitimité de sa création alors qu’elle n’a pas les mêmes droits civils et politiques que les hommes ? », s’interrogent Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici dans leur livre Femmes artistes, artistes femmes. Exclue du suffrage universel, enfermée dans un statut discriminatoire par le Code Napoléon, elle est une mineure lorsqu’elle est célibataire ; mariée, elle doit obéissance à son époux. Elle ne peut se défendre ni poursuivre quelqu’un en justice sans l’autorisation de son mari. Sans l’accord écrit de celui-ci, elle ne peut demander des papiers d’identité pour elle ou ses enfants, ni toucher un salaire, ni disposer librement de ses biens. Célibataire, une femme ne peut se promener seule sans chaperon. « Ce dont j’ai envie, c’est de la liberté de se promener tout seul, d’aller, de venir, de s’asseoir sur les bancs du jardin des Tuileries et surtout le Luxembourg, de s’arrêter aux vitrines artistiques, d’entrer dans les églises, les musées », écrit Marie Bashkirtseff, peintre et féministe, dans son Journal en 1879. « Je rage d’être femme ! Je vais m’arranger des habits bourgeois et une perruque, je me ferai si laide que je serai libre comme un homme. » Pis, « Le Paris nocturne n’est pas ouvert aux femmes sinon à celles qui monnaient leurs services sexuels ou qui vagabondent », notent les auteurs du livre. Leur sont interdits également cafés et brasseries, hauts lieux de la vie politique et artistique. « On ne s’étonnera pas que les sujets représentés par Mary Cassatt et Berthe Morisot ont essentiellement pour cadres des salles à manger, des salons, des chambres à coucher, des vérandas et des balcons », constatent Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici.

Berthe Morisot, Femme et enfant au balcon (détail), 1872, huile sur toile, 60 x 50 cm, Tokyo, Bridgestone Museum of Art

Berthe Morisot, Femme et enfant au balcon (détail), 1872, huile sur toile, 60 x 50 cm, Tokyo, Bridgestone Museum of Art

Exclues des Beaux-Arts et cantonnées aux genres secondaires

Les femmes artistes étant cantonnées aux genres considérés comme secondaires (portrait, paysage, nature morte) le modèle nu, base de l’enseignement artistique, leur est interdit jusqu’au milieu du XIXe siècle (elles auront ensuite le privilège de dessiner des modèles masculins en caleçon…). L’École nationale de dessin pour jeunes filles, fondée en 1803, est alors la seule institution publique d’art accessible aux femmes à Paris. Et « les femmes sont exclues de l’école des Beaux-Arts comme elles le sont de presque partout », écrit encore Marie Bashkirtseff. Il leur faudra attendre 1897 pour y être admises, et encore, de façon restreinte. En 1900, elles peuvent entrer dans un atelier qui leur est destiné spécifiquement, bien vite surpeuplé, avant d’être autorisées en 1903 à se présenter au Prix de Rome. Trop tard : le jour où la première femme peintre, Odette Pauvert, est primée en 1925, les avant-gardes sont passées par là et l’école des Beaux-Arts devenue académique est complètement décalée avec la réalité artistique de son époque.

Les écoles d’art privées, comme l’académie Julian qui accueille les femmes à partir de 1873, dans des ateliers non mixtes, demande aux étudiantes un tarif double de celui des hommes ! Reste l’atelier de Rodin, qui accueille de nombreuses praticiennes, telle Camille Claudel, dont on ignore encore si le maître ne s’est pas parfois approprié le travail de l’élève… Autant dire qu’au début du XXe siècle, le parcours des femmes artistes est semé d’embûches. Même si l’on voit apparaître des initiatives comme celle de l’Union des femmes peintres et sculpteurs (UFPS), qui donne l’occasion aux femmes d’exposer collectivement, les femmes peintres sont contraintes de poser comme modèles pour gagner leur vie. Ainsi, sous les traits de l’Olympia de Manet se cache Victorine Meurent, femme peintre qui travaille comme modèle lorsque la vente de ses tableaux ne lui rapporte pas suffisamment. Et Suzanne Valadon, issue de la classe ouvrière, doit observer les peintres pour lesquels elle pose (Renoir, Toulouse-Lautrec, Degas) avant de passer de l’autre côté du chevalet.

Henri de Toulouse-Lautrec, Gueule de bois, vers 1888, huile sur toile, 47 x 55 cm, Fogg Museum ©Wikimedia Commons

Henri de Toulouse-Lautrec, Gueule de bois, vers 1888, huile sur toile, 47 x 55 cm, Fogg Museum ©Wikimedia Commons

Des dons « virils »

Il a fallu « attendre la toute fin du XIX siècle pour que les femmes bénéficient de circuits du système des arts (ateliers, écoles, galeries, salons, musées, journaux, critiques influents et collectionneurs) », disent encore Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, qui retracent cette « marche des femmes à travers le siècle ». Et encore les critiques masculins ne peuvent-ils s’empêcher de discuter la féminité et la masculinité du talent des artistes femmes. Apollinaire attire l’attention sur les « dons virils et réalistes » d’Alice Halicka au Salon des indépendants de 1914 et salue en Suzanne Valadon « un grand peintre femme ». André Warnod se pâme devant « la peinture de Charrny » qui « exalte avec tant d’intensité la vie animale du modèle dressée, offerte, ou bien renversée dans une pose plein d’abandon, la chair lourde et lasse ».

Ainsi, poursuivent les auteurs du livre, « les femmes vont avoir à se battre sur deux fronts : contre la misogynie qui accorde à l’artiste au masculin seul le privilège d’une autonomie relative, et contre cette féminité obligatoire de leurs travaux, qui les assujettit au portrait qu’on brosse d’elles [..] Certaines, comme Marie Laurencin, Jacqueline Marval ou Tamara de Lempicka, choisissent d’être peintres sur le modèle de ce que l’on attend d’une femme artiste et acceptent de travailler des couleurs et avec des sujets dits « féminins » […] d’autres refusent d’emblée toute catégorisation, toute spécificité de « femme artiste ». » Au risque de sacrifier leur effort pictural et de voir leurs œuvres éclipsées par celles de leur mari. Témoins, Sophie Taeuber-Arp et Sonia Delaunay-Terk, qui réalisent des pièces d’art décoratif et de mode, deux domaines traditionnellement attribués aux femmes, pour « faire bouillir la marmite ». Active avant Arp dans le champ de l’abstraction, Sophie Taeuber-Arp s’est vu restituer des œuvres que l’on attribuait auparavant à Jean Arp. Quant à l’auteur des Contrastes simultanés, elle n’a repris son activité de peintre qu’au décès de Robert Delaunay, en 1941.

À l’Exposition universelle de 1937, une exposition intitulée « Femmes artistes d’Europe » accorde un début de légitimité aux plasticiennes de l’époque. Une reconnaissance professionnelle aussitôt battue en brèche par la guerre et l’Occupation, qui les renvoie à la maison. Comme le peintre Jacqueline Gaussen Salmon, qui note dans son Journal « Un froid intense, deux enfants malades, mille incommodités… Quand reprendrai-je mes crayons et mes pinceaux ? ».

Niki de Saint Phalle, Les Baigneurs, parc de la Fondation Gianadda, Martigny. Photo ©Wikimedia Commons/Whgler

Niki de Saint Phalle, Les Baigneurs, parc de la Fondation Gianadda, Martigny. Photo ©Wikimedia Commons/Whgler

Les « névrosées surréalistes »

À New York en 1942, Peggy Guggenheim organise une exposition de trente et une femmes, aussitôt traitées de « névrosées surréalistes ». Après la Libération, le droit de vote enfin accordé aux femmes en 1944 et la Déclaration des droits de l’homme en 1946 qui « garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » ouvrent de nouveaux horizons. « De plus en plus d’artistes femmes (et non de femmes artistes) semblent s’affirmer comme artistes  » tout court « , hors de toute spécificité féminine, d’épouse ou de mère », énoncent Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici. Et elles citent Geneviève Claisse : « Au départ être artiste, c’est pour changer, on veut changer le monde. C’est là l’essentiel, faire évoluer le monde dans lequel on existe. On veut exister à travers cette création ».

Bien évidemment, le combat est loin d’être gagné. Même dans les années 60, Joan Mitchell, Américaine expatriée à Paris, dit : « À l’époque, les galeries ne prenaient pas plus, disons, que deux femmes, c’était un système de quotas ». Des artistes sont touchées par le mouvement de libération des femmes. « Je ne voulais pas devenir comme elles (ma mère, ma tante), les gardiennes du foyer, je voulais le monde et le monde alors appartenait aux hommes », raconte Niki de Saint Phalle, qui dira dans ses œuvres la violence subie par les femmes et celle qui fait taire les petites filles. Annette Messager prendra « le masque de la femme pour devenir artiste en s’identifiant — de façon factice et ostentatoire — aux rôles et aux fonctions classiquement attribuées aux femmes : collectionneuse, truqueuse, femme pratique… », notent encore les auteurs du livre. En ajoutant : « Dans l’après-1968, l’utilisation du corps comme moyen d’expression participe à la critique des institutions dominantes et d’une redécouverte de soi, de l’art et des autres ». C’est l’époque où Louise Bourgeois produit ses sculptures les plus crues : pénis, seins, vulve. Un « monologue du vagin » qui en appelle un autre : celui de Gina Pane, qui expose des pinceaux et des boîtes de couleurs, parallèlement à ses tampons menstruels : « Autoportraits (1973), ça veut dire moi en tant que femme et moi en tant qu’artiste », déclare l’adepte de l’art corporel.

Louise Bourgeois, Yeux, Oslo. Photo ©Wikimedia Commons/Michal Klajban

Louise Bourgeois, Eyes à Oslo. Photo ©Wikimedia Commons/Michal Klajban

« La victoire de la gauche en France en 1981 a sans doute fait penser aux femmes que la partie était gagnée, mais il a fallu vite déchanter », poursuivent Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici. À la Biennale de Paris en 1985, on compte seulement cinq femmes sur cent vingt artistes. Aux États-Unis, le « backlash » (retour d’antiféminisme qui accompagne l’élection de Bush en 1980) provoque l’activisme artistique des Guerrilla Girls qui dénoncent le sexisme des musées et les discriminations du marché de l’art.

« Les années 90 en France semblent pour les femmes une décennie de prise de confiance… Elles sont nombreuses dans les écoles des Beaux-Arts, comme celle de Grenoble où s’est formée une partie de la génération arrivant à maturité dans les années 1990 (Dominique Gonzalez-Foerster, Marylène Négro, Véronique Joumard, etc.) », disent encore les deux auteurs. Pour autant, il faut se garder de crier victoire : si les artistes contemporaines ont davantage de visibilité depuis les années 2000, la parité n’est toujours pas atteinte. Et si l’Arc, au musée d’Art moderne de Paris, a parfaitement respecté la parité en 2007, il n’en est pas de même pour un lieu emblématique tel que PSI à New York, qui a montré cette même année seulement un quart d’expositions personnelles d’artistes femmes ! On ne parlera pas du marché de l’art qui, dans son « Top 500 » des artistes actuels les plus côtés en 2006-2007, d’après Artprice, compte moins de cinquante femmes, Marlene Dumas, Cindy Sherman et Cecily Brown en tête…

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