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Le gai savoir de Paul Veyne

Retour sur l'oeuvre et la vie d'un historien aussi érudit que remarquable conteur, infatigable explorateur de l'antiquité et de son héritage. Un homme ouvert, malicieux et curieux de tout qui, à 92 ans, a rejoint l'éternité en ce début d'automne 2022.

l'homme Paul Veyne amenait ses lecteurs à partager ses questionnements intimes, accompagnés de ses fines observations sur le monde d'aujourd'hui.
l'homme Paul Veyne amenait ses lecteurs à partager ses questionnements intimes, accompagnés de ses fines observations sur le monde d'aujourd'hui. (© Eric Feferberg / AFP)

Par Henri Gibier

Publié le 2 oct. 2022 à 10:24Mis à jour le 2 oct. 2022 à 10:25

Paul Veyne avait choisi de titrer ses savoureux souvenirs, parus il y a huit ans, « Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas ». Maintenant qu'il s'est éteint paisiblement, dans la nuit de mercredi à jeudi, à ce moment où, dans son village vauclusien de Bedoin, le petit matin commence à frémir sous le manteau nocturne, il est consolant de penser qu'avec lui l'éternité, elle non plus, ne va pas s'ennuyer. Car cet immense savant appartenait à l'espèce rare des historiens qui ont le don de raconter des histoires.

Toute son oeuvre, faite d'une vingtaine d'ouvrages, en apparence écrasants d'érudition, mais tellement pétillants de malice - incarnation de ce « gai savoir » célébré par Frederic Nietzsche chez les troubadours -, en est le vivant témoignage. Ce remarquable latiniste, professeur honoraire d'histoire romaine au Collège de France, a raconté comment la découverte d'une pointe d'amphore, sur laquelle, encore jeune collégien méridional, il était tombé par hasard, allait lui donner la passion de l'Antiquité.

Conjuguée à son « insolite curiosité », formule si bien trouvée par sa fidèle éditrice Hélène Monsacré comme titre au florilège de ses textes publié il y a deux ans en Bouquins, on doit à cette extraordinaire familiarité avec le monde antique ses longues explorations des rites et des mythes dans l'Athènes de Socrate, sa délectation à partager la compagnie tumultueuse des Césars, son empathie pour ces gladiateurs qui n'avaient d'autre choix que de brûler vifs ou de se combattre à mort, la méticulosité avec laquelle il suivit les pas de Sénèque, parti d'Andalousie pour faire fortune à Rome - montrant qu'on peut conjuguer à merveille la philosophie et le sens des affaires - ou encore la faconde désespérée avec laquelle il ressuscita Palmyre abîmée par les djihadistes en 2015.

Un « bien vivant »

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A l'occasion de ces détours dans un passé qui a fondé notre culture, et engendré ce fameux modèle européen, sans doute en voie d'affaiblissement, mais malgré tout qui garde, grâce à ces précieux legs de nos anciens, son pouvoir de rayonnement sur l'ensemble de la planète, l'homme Paul Veyne amenait ses lecteurs à partager ses propres introspections, ses questionnements intimes, accompagnés de ses fines observations sur le monde d'aujourd'hui. Conscient, ainsi qu'il le soulignait dans sa brillante leçon inaugurale au Collège de France, que « même quand ils ne le savent pas, les historiens font de l'invariant comme ils font de la prose ».

Plus tard, sans fausse pudeur, il reviendra plus en détail dans ses mémoires, mariant tendresse et truculence, sur les peines et ce qu'il appelait les extases d'un riche parcours personnel. Car ce bien vivant, terme lui convenant sans doute mieux que bon vivant, semble n'avoir jamais eu pour vocation de se cantonner au rôle de pur esprit.

Dans ce bilan d'une vie, se bousculent une foule d'interrogations sur son destin peu ordinaire, qu'il s'agisse de l'ombre de l'extrême droite pesant sur son histoire familiale, de l'attitude qu'il aurait pu prendre face à l'occupation nazie, de son physique si singulier du fait d'une malformation congénitale, de son passage, on dira comme « en passant », au parti communiste, de son militantisme anti-colonial pendant la guerre d'Algérie…

Resté jusqu'à la fin rétif à la religion, sans cesser de s'interroger sur son rapport au catholicisme, il était le mieux placé pour reprendre le sujet à la racine, en s'introduisant dans la tête de Constantin, l'empereur qui a converti le monde au christianisme.

Toutes ses expéditions dans des temps si lointains, nous paraissaient soudain si proches par la magie de sa plume, et sa manière inimitable de les évoquer comme si nous en étions les contemporains, si bien qu'à force on les entreprenait parfois plus pour profiter du guide que par prédilection pour leur destination.

Paul Veyne n'était pas un historien comme les autres, ce qui lui a valu d'être parfois tenu à l'écart d'honneurs que cumulaient certains de ses éminents confrères, mais ce qui explique aussi l'amitié mêlée d'admiration réciproque qui l'a lié à Michel Foucault, beaucoup plus soupçonnable encore que lui aux yeux des tenants de l'histoire académique.

Musée imaginaire

Ses centres d'intérêt étaient sans limite, à part peut-être la musique, parce qu'il estimait ne pas avoir l'oreille pour ça. Grand amateur de poésie, il a « traduit » à sa façon les poèmes hermétiques de son voisin du Vaucluse, René Char, bien avant de s'attaquer au colossal travail de traduction de l'Eneide de son cher Virgile. Son musée imaginaire, où il revisite quelques chefs-d'oeuvre de la Renaissance, donne évidemment envie d'être accompagné d'un érudit de sa trempe, chaque fois que l'on va au Louvre, aux Offices ou au Prado.

Mais cette curiosité espiègle qui le caractérisait au combien, et sans laquelle il n'est pas de vraie intelligence, ne s'arrêtait pas là ; elle redoublait d'intensité quand il s'agissait tout simplement de mieux connaître l'autre, de partager avec un ou une amie, ou plus encore de tomber amoureux. Ce grimpeur était certainement moins coureur que séducteur, cultivant avec les femmes l'art de la conversation. Peu porté sur les batailles masculines de postures, il savourait ces échanges qui n'avaient d'autres enjeux de pouvoir que ceux si subtils de la confidence.

Il a ainsi connu de belles histoires d'amitié féminines, et scellé par trois mariages ses plus belles rencontres amoureuses. De Françoise, la dernière épouse, le grand intellectuel avait dit, lorsqu'elle décéda d'un cancer, trois ans et demi avant sa propre mort, qu'il la voyait franchir les portes du paradis toutes grandes ouvertes. Ce fou de poésie avait résumé cette vision en un vers qui, assurément, vaut tout autant pour l'au-delà de ses 92 ans bien remplis : « Et, pour lui faire honneur, les anges se lever ».

PAUL VEYNES EN QUELQUES OEUVRES

Le Pain et le Cirque

Fruit de sa thèse sur l'évergétisme antique, c'est-à-dire la codification du don dans le monde gréco-romain.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

Sur le rôle de transmission culturel du mythe chez les Grecs, et sur ce qui avait pu les amener à accorder de telles croyances à autant de choses incroyables. Un de ses grands succès.

Quand notre monde est devenu chrétien

Somptueuse étude de cette rupture décisive dans l'histoire du monde occidental que constitua la conversion au christianisme de l'empereur Constantin au début du IVe siècle. Magistralement menée.

Comment on écrit l'histoire

Essai d'épistémologie. Il s'y élevait contre les prétendues « lois de l'histoire », rompant spectaculairement avec l'historiographie marxiste, mais sa défense du rôle des « intrigues », plus encore que des seuls événements, dans la marche du monde (il aurait voulu donner pour titre à son livre « Intrigues dans le sublunaire »), l'en éloigna aussi de la toute-puissante école des Annales.

Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas

Des souvenirs espiègles et émouvants, abordant toutes les facettes de ce que fut Paul Veyne. Un régal de lecture.

Henri Gibier

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