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L’Hôtel de la Marine, un monument aux premières loges de l’Histoire

L’Hôtel de la Marine, un monument aux premières loges de l’Histoire
Galerie dorée, Hôtel de la Marine © Didier Plowy / Centre des monuments nationaux

Témoin du grand goût des Lumières, le palais conçu par Ange-Jacques Gabriel sur la place Louis-XV hébergea le Garde-Meuble royal jusqu’à la Révolution. Ensuite investi par le ministère de la Marine, ce lieu à la symbolique forte, représentatif du pouvoir, a réouvert ses portes depuis plus d'un mois. À cette occasion, Connaissance des Arts vous propose d'en retracer l'histoire...

Au XVIIIe siècle, on ne parlait pas encore d’urbanisme, mais d’embellissement des villes. Obéissant à des considérations pratiques, celui-ci répondait aussi à des objectifs politiques, quand de grandes places monumentales étaient aménagées autour d’une statue du roi. Parfois, ce souci du beau dans la cité précédait la considération de l’utile. Le cas de la place Louis-XV (actuelle place de la Concorde) est exemplaire à cet égard, où la construction de deux majestueux palais en guise de fond de scène pour la statue du souverain fut entreprise indépendamment de toute fonction préétablie. Dès lors, il n’est pas surprenant que leur affectation ait varié au fil du temps.

Un projet royal

La Ville de Paris décide de créer la place en 1748 pour accueillir une statue équestre de Louis XV, commandée à Edmé Bouchardon (1698-1762). À cette époque, la capitale compte déjà quatre espaces de ce type voués à la gloire des rois : les places Dauphine, Royale (des Vosges aujourd’hui), des Victoires et Vendôme. Parmi les Bourbons, seul Louis XV n’a pas encore la sienne. Deux possibilités se présentent alors : soit détruire l’existant dans une opération de restructuration urbaine, soit construire sur un terrain vierge pour étendre la ville. À l’issue d’un premier concours informel destiné à déterminer le site de la future place – qui donne lieu à quelque cent cinquante réponses –, la municipalité opte pour la seconde option et retient la proposition du marquis d’Argenson et de l’architecte Lassurance le Jeune. Ceux-ci suggèrent d’aménager le site de la Fondrière, un terrain marécageux situé hors de la ville, entre le pont tournant des Tuileries et les Champs-Élysées. Le terrain appartient en grande partie au roi, qui l’offre à la Ville. De cette façon, Louis XV prend la main sur le projet et sollicite les membres de l’Académie d’architecture dans le cadre d’une vaste consultation.

Augustin de Saint-Aubin d’après Hubert François Gravelot, L’inauguration de la statue de Louis XV, 1766, eau-forte et gravure © Collection Elisha Whittelsey, Fonds Elisha Whittelsey / Wikimmedia Commons

Dix-neuf propositions lui sont soumises, mais aucune n’emporte son adhésion. Le roi charge alors Ange-Jacques Gabriel (1698-1782) de formuler une sorte de synthèse de toutes ces idées. Depuis 1742, ce dernier occupe la fonction de Premier architecte du roi, héritée de son père Jacques V, lui-même auteur de l’hôtel de ville de Rennes et de la place Royale de Bordeaux. Gabriel peut donc capitaliser sur l’expérience familiale, en même temps que sur les projets de ses confrères. Certains retiennent plus particulièrement son attention: celui de Germain Boffrand, qui laisse le côté du fleuve libre de toute construction, et ceux de Pierre Contant d’Ivry et de Michel-Barthélemy Hazon, qui bordent l’esplanade par des douves ou des fossés secs. Gabriel intègre ces caractéristiques à son dessin et, surtout, choisit de créer un axe nord-sud grâce à l’ouverture de la rue Royale entre les deux palais. La place Louis-XV apparaît ainsi comme le fruit d’un mode de pensée « panoramique », selon l’expression de l’historien de l’art André Chastel, fondé sur la dispersion des regards et les percées rectilinéaires.

En décembre 1755, Louis XV adopte définitivement les plans et la première pierre est posée en 1758. À cette date, les deux palais n’ont pas encore reçu d’affectation. En 1765, le roi décide de loger dans le palais nord-est le garde-meuble de la Couronne, partiellement d’abord, puis complètement en 1768. Gabriel se charge des plans d’aménagement.

Anonyme, Vue de la place Louis XV à Paris. N° 124 / Vue perspective de la place Louis XV en entrant par la porte S. Honoré à Paris, XVIIIe siècle, eau-forte coloriée, Musée Carnavalet, Histoire de Paris,© Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

L’hôtel du garde-meuble

Ancêtre de notre Mobilier national, le garde-meuble de la Couronne joue un rôle essentiel au service de la représentation royale. Apparu sous Henri IV au début du XVIIe siècle, il est réorganisé par Colbert qui fixe précisément ses missions. Celles-ci sont de deux ordres, comme l’ont montré les travaux de l’historien Stéphane Castelluccio. D’une part, l’institution s’occupe de l’ameublement des résidences, de l’entretien du mobilier et des objets décoratifs et de leur restauration; d’autre part, elle est vouée à la conservation des pièces exceptionnelles comme les tapisseries, les objets d’art et certains chefs-d’œuvre d’ébénisterie. Ces pièces, désignées comme « meubles de la Couronne », sont considérées comme inaliénables. Ainsi, dans le cadre du Garde-Meuble, s’esquisse une logique de patrimonialisation, renforcée par l’ouverture des collections au public.

Le Garde-Meuble est dirigé par un intendant, officier de la Maison du roi, en relation directe avec le monarque. En 1772, Pierre Élisabeth de Fontanieu (1730-1784) est le premier intendant à s’installer dans l’édifice, où il fait aménager ses appartements. Familier des milieux artistiques, ce dessinateur et graveur est l’auteur d’une Collection de vases inventés et dessinés par M. de Fontanieu, gravée par Niodot et publiée en 1770. Puis, en 1778, de L’Art de faire les cristaux colorés imitant les pierres précieuses. Fontanieu est rejoint officiellement par son administration à l’automne 1774. Puis il obtient le droit de présenter une partie des collections dans des salles d’exposition ouvertes au public, tous les premiers mardis du mois, de Pâques à la Toussaint. Dans la salle des armes, on pouvait admirer armes et armures royales, tandis que la salle des bijoux abritait les vases en pierres de couleurs et en cristal de roche, l’orfèvrerie et les joyaux de la Couronne. Enfin, la galerie des grands meubles conservait dans des armoires les étoffes et les plus belles tapisseries.

Cheminée en marbre de Portor, décor en bronze doré et argenté, Cabinet d’audience de Marc-Antoine Thierry de Ville-d’Avray © Sophie Lloyd

À partir de 1784, son successeur, Marc-Antoine Thierry de Ville-d’Avray (1732-1792), poursuit cette politique muséale avant l’heure et ajoute une galerie des bronzes. La même année, le nouvel intendant, ancien Premier valet de chambre du roi, a obtenu le titre de baron pour la seigneurie de Ville-d’Avray. Ce titre sanctionne une ascension rapide, qui lui vaut par ailleurs de solides inimitiés. S’il a mis de l’ordre dans les dépenses de l’institution, son train de vie personnel fastueux lui sera fortement reproché.

Dans la tourmente

Puis vient la Révolution. Le 13 juillet 1789, des émeutiers pillent les armes conservées au Garde-Meuble. À partir de 1792, la place Louis-XV devient le théâtre de plusieurs épisodes dramatiques. Le 10 août, la prise des Tuileries par le peuple parisien signe la chute de la monarchie. Dès le lendemain, la statue équestre de Louis XV, érigée en 1763, est abattue et envoyée à la fonte. La place Louis-XV est rebaptisée place de la Révolution, puis de la Concorde en 1795. Alors que Thierry de Ville-d’Avray est assassiné à la prison de l’Abbaye lors des massacres de septembre 1792, les joyaux de la Couronne font l’objet d’un vol retentissant au Garde-Meuble. Pendant plusieurs nuits, du 11 au 16 septembre, des malfrats font main basse sur les bijoux royaux, avant d’être finalement appréhendés. La facilité avec laquelle ils ont agi laisse soupçonner des complicités à l’intérieur de l’institution, ce vol intervenant au moment où l’on s’apprêtait à faire l’inventaire des bijoux, donc à découvrir de possibles manques. Dix-sept voleurs sont jugés un mois plus tard. Cinq d’entre eux seront exécutés, mais l’enquête ne permettra de retrouver que les deux tiers des joyaux.

Jean-Louis Prieur, Pillage des armes du Garde Meuble Royale par le peuple citoyen, 1789, dessin, Musée Carnavalet, Histoire de Paris © Paris Musées / Musée Carnavalet

Pendant ce temps, l’histoire suit son cours inexorable. En 1793, Louis XVI et Marie-Antoinette, puis Danton et Robespierre en 1794, sont guillotinés devant le palais de Gabriel. Et la tourmente révolutionnaire continue de bouleverser le Garde-Meuble. Le nombre des bénéficiaires de ses services se multiplie avec l’augmentation du personnel administratif, mais le contexte n’est plus au faste et à l’ostentation. L’afflux de meubles et d’objets saisis sur les biens des émigrés tarit les commandes passées auprès des marchands merciers et des artisans rattachés au Garde-Meuble, tandis que le Gouvernement exige des économies ou, mieux, des recettes nouvelles. L’institution est alors obligée de vendre des objets, de fondre des bronzes… Mise en liquidation en juin 1797, elle disparaît officiellement le 30 floréal anVI (19 mai 1798).

La marine prend les commandes

Depuis le retour du roi à Paris en octobre 1789, le palais de Gabriel abritait aussi le secrétariat d’État à la Marine. À mesure que s’étiole le Garde-Meuble, l’emprise du nouvel occupant s’accroît jusqu’à ce qu’en 1798, la Marine devienne l’affectataire unique du bâtiment. Cette évolution est le prélude à de nombreuses transformations qui, accompagnant l’essor de la bureaucratie militaire, bouleversent la physionomie et l’emprise du complexe immobilier. Un nouveau bâtiment est construit dans l’arrière-cour (1835-1837), un immeuble voisin au 5, rue Saint-Florentin est acheté en 1855 pour extension, tandis que sont réalisées plusieurs surélévations en 1861, 1867-1868 et 1877. Du côté de la place de la Concorde demeurent les espaces d’apparat, mais la galerie des grands meubles est remplacée en 1843 par deux salons, dont l’ornementation évoque les grandes heures de l’histoire maritime nationale. Dans le reste du palais, désormais appelé « hôtel de la Marine », les décors intérieurs disparaissent. C’est du moins ce que l’on croyait avant le début de la restauration qui a précédé sa réouverture en juin 2021.

Toutefois, le palais ne rompt pas définitivement avec sa vocation antérieure, puisqu’un « musée naval » est ouvert en 1801 pour présenter des modèles de vaisseaux ainsi que la série des « Vues des ports de France » du peintre Joseph Vernet. Il ferme dès 1803… Pendant tout ce temps, l’hôtel demeure un lieu de représentation du pouvoir, ainsi que le montre une série d’événements emblématiques. En 1804, un bal y est donné en l’honneur du sacre de Napoléon Ier. Puis, en 1836, c’est de l’hôtel que Louis-Philippe assiste à l’érection de l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde. C’est là également que, sous la présidence de Victor Schœlcher, siège la commission préparant l’abolition de l’esclavage, effective grâce au décret du 27 avril 1848. Pendant la Commune, en 1871, l’histoire se joue à nouveau sous les fenêtres de l’hôtel. De célèbres photographies ont immortalisé les barricades dressées par les insurgés au débouché de la rue de Rivoli et de la rue Royale.

Augustin-Hippolyte Collard, La barricade de la rue Royale au débouché sur la place de la Concorde. Paris (Ier arr.), mai 1871. photographie, Musée Carnavalet, Histoire de Paris © Paris Musées / Musée Carnavalet

Un monument symbolique

D’autres combats surviennent en 1944 lors de la libération de Paris. Depuis quatre ans, l’occupant allemand avait pris ses quartiers dans les deux palais de Gabriel, le gouvernement militaire à l’hôtel de Crillon, la Kriegsmarine à l’hôtel de la Marine. Tous deux seront rendus à leurs précédents affectataires. Plus récemment, François Mitterrand a invité les chefs d’État et de gouvernement étrangers à assister, depuis la loggia de l’hôtel, au grand défilé de Jean-Paul Goude célébrant le bicentenaire de la Révolution. Dans le grand théâtre de l’Histoire, le monument fait office à la fois de décor et de balcon.

Loggia, Première phase du reportage triennal d’Ambroise Tézenas sur l’hôtel de la Marine : état des lieux avant travaux © Ambroise Tézenas / CMN

En 2012 débute la construction de l’Hexagone à Balard (XVe arrondissement), destiné à réunir toutes les forces armées françaises sur un même site. Ainsi, la Marine quitte définitivement la place de la Concorde en 2015. Mais, avant même son départ, une controverse éclate lorsque le gouvernement envisage de céder, puis de louer à long terme les 12700 m² du bâtiment. S’agissant d’un monument aussi symbolique sur les plans historique et urbain, l’idée se heurte à une véritable fronde qui dépasse les attachements partisans. Avec sagesse, une commission d’historiens présidée par Valéry Giscard d’Estaing insiste pour conserver le bâtiment dans le giron public et propose de l’affecter au musée du Louvre. La gestion de l’hôtel sera finalement attribuée au Centre des monuments nationaux. L’hôtel de la Marine redevient ainsi, pour la première fois depuis plus de deux cents ans, un lieu patrimonial ouvert à tous.

 

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