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Chronique

A Ferguson, le rêve américain en procès

Les émeutes récentes de Ferguson ne peuvent être réduites à la seule explication raciale. Ce qui est interrogé dans ces manifestations, c'est la capacité des Etats-Unis à redonner leur chance à tous les citoyens.

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Par Dominique Moïsi (géopolitologue, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.)

Publié le 1 déc. 2014 à 01:01

Une fois encore les images de violence venues de Ferguson envahissent les médias du monde entier. « Selon que vous serez puissant ou misérable... », écrivait hier La Fontaine. « Que vous serez noir ou blanc... », ajouterait aujourd'hui l'immense majorité de la communauté afro-américaine, et pas elle seule, pour décrire un « deux poids deux mesures » en matière de justice, qui lui est intolérable.

Que reste-t-il du rêve américain d'une société ouverte à tous, où chacun, quel que soit son point de départ dans la vie, sa couleur de peau, sa religion et, plus récemment, son sexe peut arriver au sommet ?

L'expression, « rêve américain », elle-même, forgée en pleine Dépression, est attribuée à l'historien James Truslow Adams. Dans son livre « The Epic of America » publié en 1931, l'auteur décrit le rêve d' « une vie meilleure, plus riche, plus heureuse, pour tous les citoyens quelle que soit leur place dans la société ». Pour lui, il s'agit d'un rêve ou d'un espoir présent dès les origines et qui se perpétue de génération en génération. Un espoir qu'incarne depuis plus d'un siècle la flamme de la statue de la Liberté et depuis quelques mois, la nouvelle « tour de la Liberté » à Wall Street.

Et pourtant, en juin 2014, le « Washington Post » publiait les résultats d'un sondage réalisé par la chaîne CNN sur l'état de l'opinion publique américaine, sous le titre « Le rêve américain est-il mort ? » Dans cette étude, 63 % des Américains consultés pensaient que la vie de leurs enfants serait plus difficile que ne l'avait été la leur. En 1999, deux ans avant les attentats du 11 Septembre, le résultat était exactement l'inverse : deux tiers des Américains étaient persuadés que leurs enfants auraient une meilleure vie que la leur. Certes, la dernière décennie a été difficile pour les Etats-Unis, avec la pire crise financière et économique depuis la grande crise de 1929. Cette crise n'a pas créé mais accéléré un processus de défiance à l'égard de toutes les institutions américaines, du gouvernement aux Eglises, de la Cour suprême au monde de l'entreprise. Seules les institutions sécuritaires comme l'armée et la police ont conservé la confiance, relative, on l'a vu à Ferguson, des citoyens.

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Dans son dernier « Discours sur l'Etat de l'Union », en janvier 2014, le président Obama a jugé nécessaire de réaffirmer les fondements du rêve américain, tout en reconnaissant que le retour de la croissance économique avait été loin de profiter à tous, que les inégalités se creusaient, que la mobilité par le haut ne fonctionnait plus. Le succès phénoménal aux Etats-Unis du livre de Thomas Piketty « Le Capital au XXIe siècle » repose sur le fait que l'économiste français a en quelque sorte touché où cela fait mal. A une nation qui s'est constituée comme un futur, face à une Europe, héritière d'une longue histoire, Piketty ose affirmer que « le passé dévore l'avenir » et que les inégalités sont devenues plus criantes encore aux Etats-Unis qu'elles ne le sont en Europe.

En réalité, les émeutes de Ferguson traduisent au moins autant un problème économique qu'un problème racial. Etre pauvre aux Etats-Unis, c'est trop souvent être noir. Les émeutes de Los Angeles en 1992 avaient un caractère à dominante exclusivement raciale, ce n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui.

Faut-il pour autant enterrer les Etats-Unis et décréter la fin du rêve américain ? Pour l'auteur de ces lignes, la réponse est clairement non. Il y a certes un déclin relatif du pays, produit de la rencontre entre des institutions dépassées, des divisions idéologiques trop profondes, un président trop incertain succédant à un président qui l'était trop, tout cela face à une accélération des défis tant internes qu'externes. Mais si le rêve américain n'est plus ce qu'il était, existe-t-il des alternatives ? Il n'y a pas de rêve chinois, il n'y a pas de rêve des pays émergents, il y a des « cauchemars islamiques » et le rêve européen lui-même s'est un peu perdu dans des sables bureaucratiques. Le rêve américain perdure en dépit de tout. Les près de 5 millions de résidents en situation illégale qui ont vu leur situation régularisée par un acte de force du président des Etats-Unis, il y a dix jours, en sont l'illustration la plus marquante. Selon les sondages 82 % des Américains considèrent toujours que les Etats-Unis sont le meilleur endroit où vivre.

Et que dire du regard que le monde porte sur les Etats-Unis ? En dépit d'un antiaméricanisme qui s'est reconstitué solidement après la parenthèse de l'élection de Barack Obama, en dépit de l'« affaire Snowden », ce pays demeure encore un modèle. Les étudiants de Hong Kong ne se mobilisent plus derrière une réplique de la statue de la Liberté, mais leur référence politique demeure la démocratie à l'américaine. Pour les riches Chinois et Russes, les Etats-Unis restent un centre d'excellence. Ils peuvent dénoncer la politique de Washington, leur rêve n'en est pas moins d'offrir la meilleure formation possible à leurs enfants, c'est-à-dire à Harvard, Princeton ou Yale. Et que dire des milliers de Français qui considèrent les Etats-Unis, à New York et Los Angeles en particulier, comme une terre de liberté et d'opportunité ?

Les Etats-Unis de 2014 ne sont pas l'Empire romain en 414. Les Barbares ne sont pas à ses portes. Son déclin relatif n'est pas une rupture historique, elle s'inscrit dans un cycle de succès et d'échecs. Elle ne reviendra pas, certes, à la situation de prédominance absolue qui fut la sienne hier, mais le rêve américain a encore de beaux jours devant lui.

Dominique Moïsi

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