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Comment la guerre de 14-18 a éloigné les économies française et allemande

La Première Guerre mondiale a conduit à une mobilisation industrielle sans précédent. Face à des défis inédits (problèmes d'approvisionnement, dégradation de leurs finances publiques), la France et l'Allemagne n'ont pas apporté les mêmes réponses. Des divergences dont on mesure encore l'effet aujourd'hui.

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Par Jean-Marc Vittori

Publié le 10 nov. 2014 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Et si une guerre vieille d'un siècle avait creusé un profond sillon économique entre la France et l'Allemagne ? Un sillon encore visible aujourd'hui, et qui expliquerait des performances très différentes ? A priori, les écarts entre les deux pays s'enracinent dans un passé bien plus ancien. Ils n'ont pas la même histoire, ni la même géographie, ni la même culture. L'un se centralise depuis près d'un millénaire tandis que l'autre était encore composé de dizaines d'Etats il y a deux siècles. L'une est située sur la façade occidentale de l'Europe, entre Méditerranée et Atlantique, entre Alpes et Pyrénées; l'autre est une terre ouverte au coeur du continent, avec une côte sur la Baltique. L'une parle une langue latine bourrée d'exceptions tandis que l'autre pratique une langue germanique très structurée, avec déclinaisons et construction savante de la phrase; l'une se vit comme « la fille aînée de l'Eglise » catholique alors que l'autre fut le berceau du protestantisme. Mais les hasards de la Grande Guerre ont ajouté à cela de nouvelles différences, qui sont encore plus importantes pour comprendre les divergences économiques marquées, aujourd'hui, entre les deux plus grands pays du continent. Innovation, dialogue social, budget... Et si tout venait de la guerre de 14-18 ?

1- La France importe, l'Allemagne innove

Quand la guerre éclate, début août 1914, les états-majors partagent la même conviction : ce n'est qu'une question de semaines, tout au plus de mois. Les progrès techniques dans l'art de se tuer les uns les autres ont été tels que l'issue sera forcément rapide. Côté allemand, le plan Schlieffen prévoit que la question sera réglée en quarante jours ! Mais l'inverse se produit, avec l'enlisement des troupes allemandes dans la bataille de la Marne en septembre. Avec des effets désastreux : les stocks de munitions menacent de s'épuiser. Or il ne s'agit plus seulement de fabriquer des cartouches. La guerre moderne est gourmande en énergie, en fer, en poudre, pour fabriquer en masse de gros consommables devenus indispensables : obus (la France en tirera 300 millions en quatre ans !) et bombes. Dans chaque pays, le gouvernement décrète une mobilisation industrielle sans précédent. En France, le ministre socialiste de la Guerre, Alexandre Millerand, réunit le 20 septembre à Bordeaux les industriels concernés, dont le Comité des forges, des membres de la famille Wendel et Louis Renault. Comme son adversaire, la France connaît des problèmes majeurs d'approvisionnement. Avec l'occupation du nord de l'Hexagone, le pays a perdu les trois quarts de sa production de charbon, les quatre cinquièmes de sa production de fonte. Et il n'est plus question d'acheter à son voisin du benzol, nécessaire à la fabrication des explosifs, ou du chlore et du brome, bases de certains gaz de combat. L'Allemagne, elle, est la cible d'un blocus maritime qui la prive des nitrates chiliens, indispensables à la fabrication d'explosifs. La première mondialisation est passée par là.

Confrontés aux pénuries, les deux pays réagissent chacun à leur manière. La France fait appel à des fournisseurs étrangers. Elle remplit des cargos de nitrate chilien, en achète aussi à la Norvège, achète 25 tonnes de chlore par jour à l'américain DuPont de Nemours, accroît ses importations d'acier et de charbon d'Angleterre. Des achats vitaux, comme le dira début 1917 Edouard Herriot, alors ministre des Travaux publics : « La question du charbon supporte toute la guerre, car celle-ci est une guerre industrielle. » Les énormes flux engorgent les ports français, déjà encombrés par les arrivées de produits agricoles venant remplacer ceux qui ne peuvent plus être récoltés sur les champs de bataille. D'autant plus que les dockers ne veulent pas changer leurs habitudes de travail...

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En Allemagne, les ports sont au contraire pratiquement désaffectés. Le blocus maritime mené par les Britanniques est redoutablement efficace. En 1915, les importations allemandes chutent de moitié. L'industrie doit se débrouiller toute seule. Le pays a certes du charbon, mais il lui manque d'autres ressources, en particulier ce satané nitrate. Les experts tirent la sonnette d'alarme : sans substitut, l'armée allemande devra abandonner la guerre au printemps 1915, faute de munitions. Sous la houlette de Walter Rathenau, patron de la firme AEG, s'organise alors un formidable effort de recherche. Carl Bosch, neveu du fondateur de l'entreprise Robert Bosch, dirige les travaux. Il réquisitionne tous les ingénieurs chimistes du pays, même ceux sur le front. On cherche 24 heures sur 24. En mai 1915, succès : l'Allemagne sait désormais transformer, à l'échelle industrielle, l'ammoniaque en nitrate synthétique. L'armée touche ses munitions. Bosch devient un héros national et sera distingué en 1931 par un prestigieux prix en chimie portant le nom d'un autre industriel de la guerre, Alfred Nobel. Face à la pénurie, la France a importé, l'Allemagne a innové. Comme l'ont fait ses industriels à partir des années 1990, quand les experts estimaient qu'ils seraient incapables de prendre le virage numérique dans l'automobile et la machine-outil.

2 - Deux notions du dialogue social

La guerre industrielle est bien sûr moins violente que la guerre militaire. Mais elle est tout de même très dure. Le travail est pénible, l'alimentation rationnée, la sécurité oubliée. Les nouvelles usines construites à la hâte ne respectent pas les normes. Celle de la société Vandier et Despret, construite sur le port de La Pallice pour traiter les nitrates chiliens, explose le 1er mai 1916, tuant 176 personnes. De nombreuses femmes deviennent ouvrières, gagnant au passage le surnom de « munitionnettes ». Les cadences sont infernales. Dans les usines, le vent de la révolte gronde, d'autant plus que certains capitaines d'industrie profitent visiblement de la situation pour arrondir leur fortune. En économie de guerre, il est difficile d'accorder des augmentations de salaire. Les directions des entreprises doivent trouver d'autres moyens de relâcher la pression. Dans les deux pays, comme d'ailleurs au Royaume-Uni, on envisage alors de donner davantage de pouvoir aux salariés. Les Allemands sauteront le pas en 1916 en créant des comités d'entreprise, dotés d'un pouvoir consultatif, et des instances de conciliation sociale. Pas les Français.

La création du comité d'entreprise enclenche une mécanique puissante. Dans une Allemagne en proie à de vives tensions sociales, proche de la jeune et inquiétante URSS, une loi de 1920 dote les comités de pouvoirs de cogestion dans toutes les entreprises de plus de 20 salariés. Deux ans plus tard, une autre loi ouvre la porte du conseil de surveillance de l'entreprise à un ou deux élus salariés. Remises en question peu après, ces règles reviendront sur le tapis après la Seconde Guerre mondiale. Emerge alors le droit à la codétermination (souvent appelée « cogestion » en France). La présence des salariés dans les conseils d'administration des grandes entreprises forge un syndicalisme à la fois puissant et responsable, qui dialogue d'égal à égal avec le patronat pour réussir les mutations successives de l'industrie.

En France, l'occasion manquée de la Grande Guerre pèse lourdement sur la suite des événements. Pendant l'entre-deux-guerres, les syndicats se méfient de ce qui pourrait ressembler à de la collaboration de classe. Les comités d'entreprise, créés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, resteront cantonnés dans un rôle consultatif. Tous les projets ultérieurs d'accroître vraiment leur pouvoir échoueront. Il faudra attendre la loi de 2013 pour que des représentants des salariés accèdent au conseil d'administration avec droit de vote, et seulement dans les entreprises de plus de 5.000 salariés. Presque un siècle après l'Allemagne ! Pas étonnant que le dialogue social n'ait pas la même qualité des deux côtés du Rhin. C'était déjà le cas à la fin du XIXe siècle. Mais les institutions créées d'un côté et non de l'autre pendant la guerre ont creusé l'écart.

3- Le fardeau de la dette publique

La guerre n'a pas seulement tué des millions d'hommes. Elle a aussi englouti des centaines de milliards de francs et de marks dans une activité non seulement improductive mais aussi destructrice de maisons, de routes, de ponts, de champs. C'est peu de dire que les deux belligérants sortent du conflit avec des finances publiques exsangues. En 1918, les rentrées fiscales couvrent à peine le sixième des dépenses publiques en Allemagne, le huitième en France. La dette publique pèse 180 % du PIB à Paris, davantage à Berlin.

Le vaincu est condamné à payer d'énormes réparations aux vainqueurs, dont la moitié pour la France (le blocus maritime sera d'ailleurs maintenu jusqu'en 1919 pour faire pression sur Berlin). John Maynard Keynes démissionne de son poste au Trésor britannique pour protester contre les effets désastreux, selon lui, de ces trop lourdes indemnités. Il les analyse dans un livre, « Les conséquences économiques de la paix », qui devient un best-seller. L'économiste y explique que l'Allemagne ne pourra pas payer. Il a raison. Les caisses vides, la république de Weimar ne peut plus verser les réparations en 1923. Elle imprime des billets pour régler ses dépenses courantes et rembourser ses dettes. Les masses de billets engendrent une hyperinflation. La vie quotidienne devient un cauchemar. L'épargne est laminée. Le versement des réparations reprendra un peu plus tard, plombant l'économie du pays. Les Allemands en gardent deux leçons majeures, qui expliquent aujourd'hui l'attitude de Berlin : l'inflation est un mal terrible. Et le déficit public doit absolument être maîtrisé.

De l'autre côté du Rhin, devenu la frontière entre les deux pays, le raisonnement est très différent. La France veut infliger à l'Allemagne ce que l'Allemagne lui avait imposé après les défaites de 1815 et de 1871 : de lourdes sanctions financières. « L'Allemagne paiera », lance le ministre des Finances de l'époque, Louis-Lucien Klotz. L'Allemagne paie, en effet, assurant à la France une aisance budgétaire dans la seconde moitié des années 1920, favorisée par une croissance enfin revenue. Paris refuse une proposition britannique d'alléger la charge de Berlin en échange de l'annulation des dettes françaises à l'égard du Royaume-Uni. La France a gardé de ces années une relative insouciance à l'égard de la dette publique... Et la conviction que « l'Allemagne paiera », omniprésente dans la tête des gouvernants français de droite comme de gauche depuis le début de la crise de la zone euro.

Politiquement, la Première Guerre mondiale a complètement éloigné la France et l'Allemagne. La Seconde Guerre les a au contraire rapprochées. Pour ne plus jamais vivre ces horreurs, les dirigeants des deux pays ont lancé l'aventure d'une construction communautaire. Mais les différences économiques engendrées ou creusées par la Grande Guerre les opposent encore aujourd'hui. Dans leur capacité à surmonter ces divergences vieilles d'un siècle se jouent non seulement les relations entre les deux pays, mais aussi l'avenir de la construction européenne.

Jean-Marc Vittori

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