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La révolution numérique vue par un Prix Nobel et le patron de BlaBlaCar

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Jean Tirole, prix Nobel d’économie 2014, et Frédéric Mazzella, président-fondateur de BlaBlaCar

Par Dominique Seux

Publié le 8 déc. 2015 à 21:00

V ous êtes, pour l’un, Prix Nobel et, pour l’autre, créateur d’entreprise. L’économie connaît-elle une transformation digne des précédentes révolutions industrielles ou sommes-nous victimes d’un effet de mode ?

Jean Tirole : Même si toute révolution technologique fait l’objet de battage médiatique et de revendications exagérées, la révolution digitale n’est pas un effet de mode. Elle a déjà modifié le commerce, la finance, les médias, les transports ou l’hôtellerie. Demain elle chamboulera les secteurs de l’assurance, de la santé, de l’énergie, de l’éducation…

Frédéric Mazzella  : Nous assistons à une grande transformation économique et un profond changement sociétal avec l’essor du numérique : c’est la naissance des plate-formes globales d’échange. L’élément déclencheur, à l’image de la machine à vapeur, du pétrole et de l’électricité par le passé, est la mise en réseau des individus à une échelle inédite. Les plateformes reposent sur trois technologies complémentaires : les bases de données, les moteurs de recherche, et la connectivité. La combinaison de ces trois technologies libère les échanges entre particuliers des obstacles transactionnels historiques (information imparfaite, coûts, distance géographique, etc), et permet l’émergence de l’économie du partage qui n’est autre que l’optimisation de ressources privées, jusque-là sous-utilisées. L’ampleur de ces ressources et la rapidité avec laquelle ces solutions sont adoptées à travers le monde montrent l’immense bouleversement à venir. On parle des biens physiques, dont on va de plus en plus privilégier l’usage à la propriété. La voiture et le logement sont de bons exemples : regardez les plateformes de location de voiture entre particuliers (Drivy, OuiCar), de covoiturage (BlaBlaCar), d’échange d’appartements (HomeExchange, Guest2Guest) ou de location d’appartement à courte durée (AirBnB, OneFineStay, HomeAway). Mais le partage des ressources concerne d’autres domaines. La connaissance, avec l’éclosion des MOOC et de Wikipédia, une révolution pour l’éducation. Nos contenus, avec les plates-formes de partage de dossiers, de musique ou de films. L’argent, avec le crowdfunding ou crowdlending qui donnent du sens à un investissement. Nos réseaux (LinkedIn, Facebook, Twitter) ou encore le temps, avec des sites comme TaskRabbit ou Hopwork qui permettent à chacun de proposer son temps et son savoir-faire. Nous ne sommes qu’au début de l’histoire !

Quels sont les principaux bénéfices des changements à venir ? Nos modes de vie vont-ils s’en trouver bouleversés ?

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Jean Tirole  : Le pouvoir d’achat global sera considérablement accru. Par contre, la numérisation de l’économie pourrait aggraver l’inégalité à la fois au niveau national et entre pays. Les pays émergents verront le modèle qui leur a été si utile pour sortir de la pauvreté remis en question par les robots et l’intelligence artificielle. Dans les pays développés, les innovateurs captent une partie croissante de la valeur ajoutée au détriment du travail et du capital. Aucun emploi n’est à l’abri ; après les emplois codifiables et donc aisément remplaçables par la machine, les professions historiquement stables, comme celles de médecin ou de professeur, seront à leur tour menacées. Mais la numérisation aura aussi des conséquences favorables en termes d’égalité, car du fait des rendements d’échelle, l’éducation et la médecine de haut niveau pourront être dispensées en masse, mettant on l’espère fin à l’inquiétude actuelle sur les limites de notre modèle social devenu trop coûteux. Je ne me prononcerai pas sur le temps libre car il s’agit d’un choix individuel et de société. Nous ne choisirons pas forcément plus de temps libre même si notre revenu horaire plus élevé nous permettrait de le faire à mode de consommation donné.

Frédéric Mazzella  : Il est important de voir les mécanismes économiques vertueux de ces nouveaux modèles. La mise en réseau des individus permet à chacun d’élargir ses possibilités d’échanges à l’infini. Ces nouvelles places de marché offrent une liberté nouvelle. Nos actifs privés sous-utilisés constituent une nouvelle offre à coût marginal très bas voire nul, disponible pour le plus grand nombre. Et en face, une demande, qui avait un besoin latent non satisfait, se constitue et s’organise. Résultat : nous disposons désormais d’une offre enrichie, plus diverse et plus abordable, et, ce qui est formidable, sans produire plus en proportion. Avec BlaBlaCar par exemple, nous permettons de répondre au besoin de déplacement croissant et inéluctable des populations sans construire de nouvelles infrastructures ni produire de nouveaux biens. Nous ne faisons qu’optimiser l’existant. Ces nouveaux modèles génèrent des économies conséquentes pour les particuliers (covoiturage) voire constituent de nouvelles sources de revenus (location de biens entre particuliers), tout en permettant un accès démocratisé à des biens et services plus abordables. Cela se traduit donc par une augmentation non négligeable du pouvoir d’achat, Enfin, autres externalités positives : sur les 2 dernières années, BlaBlaCar a généré une économie d’énergie équivalente à ce qu’il faut pour éclairer toute la ville de Los Angeles pendant un an.

Tous les secteurs seront-ils « ubérisés » selon la formule de Maurice Lévy, ou certains resteront-ils à l’écart ?

Jean Tirole  : Allons-nous vers une généralisation du statut du travailleur indépendant et la disparition de la relation de salariat comme de nombreux observateurs le prédisent? Je ne sais pas, mais je parierais plutôt sur un déplacement progressif vers plus de travail indépendant, et en aucun cas sur la disparition du salariat. Accroissement de la part du travail indépendant, car les nouvelles technologies facilitent la mise en contact entres les travailleurs indépendants et leurs clients. Plus important encore est le fait qu’elles génèrent et rendent disponibles à bas coût des réputations individuelles (le client connait la fiabilité du chauffeur Uber alors qu’il ne connait que la marque Sony et non le travailleur ayant fabriqué le téléviseur). Pour autant, il y a de bonnes raisons pour lesquelles le salariat s’est développé. Les investissements peuvent être trop élevés pour qu’un travailleur ou même un regroupement de travailleurs puissent les faire. Ou encore ils peuvent être abordables, mais la personne peut préférer ne pas supporter le risque et le stress correspondants, comme le montre le cas des médecins ou dentistes qui préfèrent être salariés d’un cabinet médical que d’être à leur compte. L’émiettement des tâches entre plusieurs employeurs peut lui être indésirable pour plusieurs raisons. Le secret de fabrication ou autres aspects confidentiels liés au travail pour un employeur peuvent faire que ce dernier demande une exclusivité de l’attention du travailleur. Et quand il y a travail d’équipe et la productivité exacte du travailleur ne fait pas l’objet d’une mesure objective individuelle (contrairement au cas d’un artisan), le travailleur n’est pas forcément libre d’organiser son travail comme il l’entend; dans ce cas avoir plusieurs employeurs peut générer des conflits importants sur l’allocation et le timing des tâches. En bref, la relation salariale ne va pas disparaitre, mais il y a fort à parier que son importance va diminuer dans un avenir proche.

Frédéric Mazzella  : Cette notion d’ubérisation est assez floue pour moi car, au-delà du fait que ce mot est aujourd’hui très connoté, il est vecteur de beaucoup d’amalgames et d’interprétations diverses. Si la question est de savoir si le digital va se diffuser à tous les secteurs, je ne vois pas comment la réponse peut être négative étant donné l’opportunité que cela représente. On peut être sûr que quelqu’un d’autre le fera à notre place si on ne le fait pas. Mais il n’y a rien de nouveau ici, c’est l’histoire même du progrès. Personnellement, s’il faut utiliser un analogisme, je préfère parler de “plateformisation” qui est une notion plus large et sûrement plus appropriée pour englober la diversité des nouveaux acteurs et appréhender ce mouvement. En effet, on entrevoit déjà plus dans ce terme l’interconnexion entre le monde physique, offline, et numérique, online, par le biais d’une plate-forme, aussi bien média que tiers de confiance nécessaire entre ces deux mondes. La valeur se déplaçe vers la communauté et ses interactions au détriment des simples actifs. Et donc pour répondre à votre question, je crois que oui, tous les secteurs vont plus ou moins se “plateformiser” à terme, dès qu’une optimisation logique sera atteignable dans un monde physique sous-utilisé !

Beaucoup de commentateurs prétendent que contrairement aux précédentes révolutions industrielles, celle-ci sera particulièrement destructrice en matière d’emploi. Etes-vous d’accord ?

Jean Tirole  : Il y a le court et le long terme. Dans le court terme toute évolution technologique est destructrice d’emplois. Et celle-ci va l’être plus particulièrement. Mais des emplois différents sont créés. A long terme, la bonne façon de poser la question n’est pas de demander s’il restera des emplois. L’histoire depuis deux siècles montre que les prévisions sur la disparition des emplois sont toujours démenties. La vraie question est de savoir s’il existera suffisamment d’emplois à des salaires que la société considère appropriés. La polarisation qui a commencé il y a vingt ans entre emplois qualifiés très bien rémunérés et emplois moins qualifiés risque de s’accentuer, et nous devons réfléchir à notre modèle de société à l’ère de l’économie de l’innovation.

Frédéric Mazzella  : L’histoire regorge d’exemples de destructions créatrices. Peut-être est-ce dû à mon tempérament résolument optimisme, mais je crois, qu’une fois encore, nous allons assister à une “disruption créatrice” de bien-être économique. Voici les éléments épars qui me poussent à avoir cette conviction : D’une part, l’adoption aux nouvelles technologies se fait toujours de manière exponentielle. Cela signifie qu’on entend aujourd’hui parler de menaces sur l’emploi, mais on ne voit pas que les créations d’emploi arriveront massivement dans un second temps. Il faut également que le système éducatif et de formation professionnelle s’adapte en conséquence et cela ne peut se faire en un jour. Cela peut vous paraître paradoxal mais nous avons chez BlaBlaCar des postes que nous n’arrivons pas à pourvoir, pour des métiers nouveaux qui n’existaient pas il y à peine 5 ans, et dans un contexte où nos effectifs doublent chaque année. D’autre part, il ne faut pas raisonner secteur par secteur mais globalement. L’argent perçu par quelqu’un qui loue sa voiture sur Drivy ou son appartement sur Airbnb ne disparaît pas. Il reste dans le système économique et va être réinjecté dans l’économie. De plus, les possibilités nouvelles offertes par ces plates-formes ont également un impact indirect. Par exemple, plus de 10% des passagers sur BlaBlaCar auraient renoncé à se déplacer s’ils n’avaient pas eu la possibilité de faire du covoiturage. Une fois à destination avec BlaBlaCar, ces 10% de passagers en plus sont allés au restaurant, ont visité la région et ont donc consommé sur place. Airbnb a d’ailleurs mesuré récemment l’ensemble de son impact, direct et indirect en un an en France à 2,5 milliards d’euros, ce qui induit 13 300 emplois dans de nombreux secteurs divers. La question est donc éminemment complexe mais pour y répondre, il ne faut pas raisonner en vase clos.

La France vous-parait-elle prête à affronter cette révolution ? Dispose-t-elle des technologies nécessaires ? De la réglementation adéquate ?

Jean Tirole  : Elle a le capital humain pour être un acteur important de la nouvelle économie. Pour autant, la question est de savoir si la France va créer suffisamment d’emplois pour compenser les pertes, et si elle saura aussi combiner la solidarité avec une nécessaire flexibilité dans la réallocation des emplois à l’intérieur et entre entreprises et dans le secteur public. Nos institutions du marché du travail, déjà inadaptées au contexte actuel, le seront encore plus au nouveau contexte. Plus que jamais, il faudra protéger le salarié, pas son emploi.

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Il nous faudra des universités de niveau mondial pour ne pas manquer ce tournant de l’histoire économique où connaissance, analyse des données et créativité vont être centrales. En fait, le campus universitaire est un peu un condensé de toutes ces transformations de l’entreprise: coopérations plus horizontales, valorisation de la créativité, pluriactivité, besoin de s’exprimer dans son travail. Les boites de la Silicon Valley ou de Cambridge (Massachusetts) sont très inspirées des universités américaines, le principal univers que leurs jeunes créateurs connaissent. L’accélération de la destruction créatrice pose donc une triple question : comment protéger les travailleurs, salariés ou non ; comment nous préparer par l’éducation à ce nouveau monde; et comment vont s’adapter nos sociétés. Il est clair en tout cas que la politique de l’autruche ne peut être une stratégie.

Frédéric Mazzella  : L’important est de construire un écosystème favorable. Malgré un retard à l’allumage, la France est en train de se structurer en ce sens depuis ces dernières années, en développant 3 axes essentiels : L’éducation : il est très important d’enseigner la culture numérique dès le plus jeune âge : ses principes, ses usages, son fonctionnement. Il faut rapidement montrer aux jeunes ce qui se cache derrière leurs écrans. Cela implique également d’adapter les formations en conséquence. Je pense aux écoles de développement comme Epitech, l’école 42 ou encore Simplon pour ne citer qu’elles, mais aussi et surtout à toute l’offre de formation professionnelle qui permettra aux salariés de se former tout au long de leur vie pour s’adapter aux changements de plus en plus rapides des technologies. Les MOOCs vont ici jouer un rôle essentiel. Les incubateurs, et plus généralement les réseaux d’échange et d’accompagnement autour de l’entrepreneuriat, les accélérateurs ou espaces de coworking par exemple, qui se sont massivement développés dernièrement, avec un essprit nouveau pro-entrepreneuriat. Nous nous réjouissons également à l’idée de voir éclore le beau projet de la Halle Freyssinet porté par Xavier Niel et Roxanne Varza, qui sera le plus grand incubateur de startups au monde. Les financements : pour se développer, les projets ont besoin de se financer de différentes manières et à des niveaux de risques différents au cours de leur croissance. Depuis le “love money” de quelques milliers ou dizaines de milliers d’euros jusqu’à l’investissement “Series D” de plusieurs centaines de millions d’euros, en passant par les Business Angels, le Seed Capital et tous les niveaux Series A, B, C qui symbolisent des étapes de développement, notre écosystème de financement se structure, afin de permettre aux nouvelles sociétés de grandir en s’appuyant sur divers investisseurs, aux mandats différents. Les choses vont dans le bon sens également de ce côté là. Enfin il faut parler de quelques autres aspects culturels mais aussi structurels : la relation entre grands groupes et startups qui peut largement être mieux développée. Cela pourrait d’ailleurs être une grande force du pays, avec les fleurons nationaux que nous avons. Aussi, nous avons du travail à faire au niveau de la communication de l’attractivité de notre écosystème à l’étranger. Les mauvaises nouvelles voyagent plus vite que les bonnes et, comme nous sommes les champions de l’autocritique en France avec des annonces parfois malheureuses, notre écosystème n’est pas reconnu à sa juste valeur à l’international. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons récemment initié le mouvement #ReviensLéon avec une quinzaine d’entrepreneurs français de la Tech. L’idée est ici de dire haut et fort à l’étranger que la France a changé, que nous avons maintenant des start-ups et scale-ups à portée globale, afin d’attirer des talents internationaux.

Quid de notre modèle fondé sur le colbertisme industriel ? La grande entreprise à la française, avec sa verticalité de management, est-elle ringarde ?

Jean Tirole  : Le colbertisme industriel me parait inadapté au domaine de l’innovation. Il ne s’agit pas de mettre en place une lourde infrastructure d’une technologie maitrisée. L’Etat n’a pas de compétence pour déterminer quel sera le nouveau Google, Microsoft, Facebook ou BlaBlaCar. Et d’ailleurs ses incursions dans les technologies de l’information (Bull ou encore le moteur de recherche Quæro annoncé comme le nouveau Google Européen) ne se sont pas révélées très fructueuses. L’Etat doit permettre aux entreprises de s’épanouir en France plutôt qu’à l’étranger, mais ne doit pas choisir les technologies du futur.

La grande entreprise verticale n’est pas forcément ringarde, mais il me semble que son importance va diminuer. L’innovation, qui est au cœur de la nouvelle économie, requiert souvent un apport en capital limité, mais par contre une grande liberté et la certitude que les recherches ne seront pas interrompues car elles menacent les activités existantes de l’entreprise. Les médicaments avec une innovation par des entreprises de biotech et le restant de la chaine de valeur accomplie par de plus grosses entreprises pharmaceutiques ayant des talents différents fournissent un example d’organisation de plus en plus fréquente.

Frédéric Mazzella  : Je pense qu’il ne faut pas tomber dans la caricature : de nombreuses grandes entreprises ont réussi à adapter leur organisation au numérique. Après, il est clair que le management d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec ce qu’il était il y a une dizaine d’années, et que les nouvelles générations ultra-informées et autonomes ne sont pas forcément attirées par une hiérarchie forte. Ce qui change, c’est la possibilité pour tous d’accéder beaucoup plus facilement qu’auparavant à de nombreuses informations, ce qui force donc une plus grande transparence, et une meilleure cohérence de discours et d’action. Les entreprises doivent être cohérentes et transparentes envers tous leurs interlocuteurs : clients, fournisseurs, investisseurs et bien sûr collaborateurs.

C’est en fait particulièrement évident chez BlaBlaCar puisque nous avons une moyenne d’âge très jeune de 29 ans, et plus de 30 nationalités au sein de notre équipe de 400 collaborateurs, offrant un service dans 20 pays, de l’Inde au Mexique en passant par la plupart des pays européens. Ce que je remarque, c’est que notre nouvelle génération semble moins en quête d’un travail que d’une raison d’être. La portée de ce que l’on fait et les valeurs défendues donnent un sens à notre travail, et c’est avant tout ce que recherchent les collaborateurs de 2015. Au fond, c’est un retour à la raison pour laquelle nous travaillons : servir son prochain et construire un monde meilleur.

Aussi, chez BlaBlaCar, nous accordons une large place à l’autonomie et à la responsabilisation de chacun. L’organisation est très horizontale et nous fonctionnons plutôt par cercles de projets. Nous avons également “crowdsourcé” (c’est-à-dire réfléchi et défini tous ensemble) nos valeurs. Nous en avons gardé 10 et ces dernières sont le pilier de la forte culture d’entreprise de BlaBlaCar. Quelques exemples de nos valeurs : “Share more. Learn more.” / “Fail. Learn. Succeed.” ou encore “Fun & Serious.” Ces valeurs remplacent d’une certaine façon les process, qui dans une structure en pleine croissance comme la nôtre, n’existent bien entendu pas encore. Elles ont l’avantage d’être “scalables” : à 10 salariés dans 1 pays ou à 400 dans 20 pays, elles restent les mêmes et aident toujours autant à prendre des décisions au quotidien. C’est une sorte d’ADN qui aide la prise de décision quotidienne.

Au-delà, est-ce la fin de la forme de capitalisme que nous avons connue ? Peut-on imaginer une autre forme d’organisation de l’économie ?

Jean Tirole  : Oui et non. Les plateformes bifaces sont déjà au centre de la chaine de valeur dans de nombreux secteurs ; elles le seront encore plus demain. Elles résolvent un double problème de mise en contact des utilisateurs et de fourniture d’une interface technologique permettant l’interaction entre ces utilisateurs. Aujourd’hui nous avons trop d’opportunités pour interagir socialement ou acheter, et non trop peu. Notre problème est d’utiliser au mieux le temps et l’attention que nous décidons d’allouer à ces activités. Les plateformes Google, Facebook, BlaBlaCar ou Expedia nous mettent en relation avec des partenaires soit plus fiables dans l’absolu, soit simplement mieux adaptés à notre demande. Elles nous permettent donc de naviguer à coût faible dans le dédale des offres.

Par ailleurs, les fondamentaux de l’économie demeurent. Par exemple, tandis que le financement participatif (prêts peer-to-peer, equity crowdfunding…) impliquent des coûts de transaction faibles et permettent de court-circuiter les banques et autres investisseurs institutionnels, un principe fondamental de la finance de l’intermédiation est l’acquisition d’information sur la fiabilité du modèle économique de l’emprunteur ou la surveillance du maintien des sûretés qu’il offre. L’internet ne change rien à cette question.

Le besoin de droit de la concurrence également, avec comme je l’ai suggéré dans mes recherches de nouveaux principes pour refléter le caractère multiface des plateformes ainsi qu’un nouveau traitement de la propriété intellectuelle à une époque où l’empilement des droits risque de étouffer l’innovation et sa diffusion.

J’anticipe également un accroissement de l’innovation, car beaucoup des jeunes pousses dans la nouvelle économie peuvent commencer avec des investissements très modérés. Et la facilite d’entrer sur un marché est souvent importante pour l’innovation. Quelle que soit notre opinion sur Uber, nous observons tous que ses différentes innovations sont importantes pour l’utilisateur, mais assez triviales conceptuellement (notation, géolocalisation, tarification en heure de pointe, carte préenregistrée, etc.) ; innovations que les taxis n’avaient pourtant faites nulle part dans le monde. Parmi beaucoup d’autres choses, l’épisode Uber nous rappelle l’importance de la concurrence pour l’innovation.

Frédéric Mazzella  : Il m’est bien entendu très difficile de répondre à une question aussi large… Je ne suis pas macro-économiste ! Ce qui est certain cependant, c’est que l’on voit deux tendances émerger des changements que nous vivons aujourd’hui :

L’amélioration de la qualité des services rendus d’une part, puisque les plateformes globales et nos nouveaux moyens de communication nous permettent de fournir des retours de satisfaction quasi instantanés sur tout ce que nous utilisons et consommons (hôtels, restaurants, transports, interactions entre particuliers, services clients de toutes sortes etc…). Cela ajoute donc une obligation de qualité sur tous les acteurs économiques, ce qui est plutôt une excellente nouvelle.

La valeur des actifs d’autre part : la nature de ce qui est capitalisé par une entreprise change, et l’équilibre de ses actifs aussi. Posséder une usine, des outils de production, une expertise ou un savoir faire, une marque reconnue ou un lien avec une communauté massive représente une palette d’actifs dont les valeurs relatives sont en profond bouleversement. Certains actifs qui sont encore qualifiables “d’intangibles” représentent pourtant pour certaines entreprises une part dominante de leur valorisation. Je pense notamment à la marque ou au lien avec une communauté qui permet de dialoguer avec des millions ou dizaines de millions de clients très facilement, qui dans le cas des plateformes globales, représentent une très grande partie de la valeur économique qui peut être générée.

Ensuite pour ce que ces tendances peuvent avoir comme implication sur l’ensemble du modèle économique et sur sa forme, je préfère laisser le soin aux économistes et aux journalistes de trouver les bons mots.

Propos recueillis par Daniel Fortin et Dominique Seux

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